Lorsqu’il déclare, à la toute fin du XVIIIe siècle, que le genre nouveau du quatuor à cordes se déroule comme une conversation entre quatre personnes civilisées, Goethe ne fait pas preuve d’une grande originalité de pensée, il se pose simplement comme un digne repré-sentant des Lumières. L’art de la conversation, en effet, depuis plus d’un siècle déjà répand ses charmes dans les salons parisiens, où l’on se réunit pour discourir de tout, de la politique, de l’amour ou des conditions du bonheur, sur un ton mêlant le sérieux et le badin. Les compositeurs français ont rapidement vu l’analogie entre cet esprit et les formes musicales, le transposant dans de nombreuses œuvres où discourent deux, trois ou quatre protagonistes et qu’on convient aujourd’hui de qualifier de « galantes ».
Ainsi Alexandre Villeneuve publie en 1733 ses Conversations en manière de Sonates pour deux dessus sans basse et, dans L’École française du violon, Lionel de La Laurencie y verra de « fines causeries entre gens spirituels et bien élevés ». Puis Louis-Gabriel Guillemain donne, en 1743 et 1756, deux recueils qu’il intitule Sonates en quatuors ou conversations galantes et amusantes. Mais quels sont les ingrédients de la conversation qu’on peut s’attendre à retrouver en musique? Écoutons les philosophes.
D’abord, selon Montesquieu, « l’esprit de la conversation est un esprit particulier qui consiste dans des raisonnements et déraisonnements courts ». Donc, nous ne devrions rien trouver ici de très savant ou de très élaboré: la brièveté des idées et des thèmes, leur contraste ou leur douce folie, font le charme même de cet art particulier.
D’autre part, pour la liberté du discours, l’égalité des différents protagonistes doit être établie, car, aux dires cette fois d’Helvétius, « la conversation devient plate à proportion que ceux avec qui on la tient sont plus élevés en dignité ». Ainsi, Guillemain demande que ses Conversations galantes soient jouées à un seul instrument par partie et il donne à chacun d’eux une importance équivalente, préfigurant l’esprit du quatuor à cordes. Il n’est pas le seul cependant: Jean-Baptiste Quentin, violoniste à l’orchestre de l’Opéra, publie de nombreux livres de trios et de quatuors et Georg Philipp Telemann, grand admirateur du style français, fait paraître à Paris ses deux recueils de Quatuors dits parisiens, en 1733 et 1739. Ni l’un ni l’autre ne qualifie ses quatuors de « conversations », mais le fait de donner à la basse de viole un rôle indépendant de celui du clavecin — les deux instruments jouaient la même ligne de basse dans l’ancienne sonate en trio — établit l’égalité requise entre les interlocuteurs et marque un développement majeur du style concertant.
Ainsi l’écriture en trio de l’époque précédente, cultivée par Jacques Hotteterre, François Couperin et Marin Marais, cède le pas à des formes nouvelles, plus libres et plus virtuoses. Parallèlement à l’émancipation de la viole dans le quatuor, le clavecin désire lui aussi entrer en conversation avec ses partenaires et Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville publie en 1734 ses Pièces de clavecin en Sonates avec accompagnement de violon, genre nouveau dans lequel le clavier abandonne son rôle d’accompagnateur. Et partout, plus que jamais auparavant, ce qui est confié à chaque instrument correspond exactement à ses possibilités, rendant impossible tout remplacement. Chacun des protagonistes peut ainsi briller selon ses talents, mais surtout, par les contrastes qui les mettent mutuellement en valeur, réaliser le vœu de La Bruyère, pour qui « l’esprit de la conversation consiste bien moins à en montrer beaucoup qu’à en faire trouver aux autres ».
Mais Voltaire nous met en garde contre les clichés, les formules; il estime en effet qu' »il en est de la conversation comme des licences, tout est devenu lieu commun ». Il y a sans doute beaucoup de redites et quelques redondances dans les innombrables recueils jaillis de la plume des petits maîtres du XVIIIe siècle, mais ces productions, par la façon dont elles font évoluer les formes et par leur parfaite facture, se présentent comme des jalons essentiels dans l’histoire de la musique de chambre.
Quant à la galanterie, le jugement de Montesquieu est ici plus sévère: « Le désir général de plaire produit la galanterie, qui n’est point l’amour, mais le délicat, mais le léger, mais le perpétuel mensonge de l’amour. » Sur le plan musical, on peut à juste titre déplorer le manque de profondeur, la superficialité du discours galant. Nietzsche cependant regrettera, un siècle après Montesquieu, que cet art si particulier de la conversation ait disparu sous les coups de l’utilitarisme issu de la révolution industrielle. Il faudrait selon lui apprendre de nouveau à perdre du temps les uns avec les autres, avec esprit, pour retrouver les plaisirs de l’intelligence et l’intelligence du plaisir. C’est sans doute ce que veut nous proposer ici Arion.
© François Filliatrault
« Musicien et bon danseur, [l’honnête homme] sait le prix d’une conversation sérieuse et des bagatelles bien dites; il sait se taire avec esprit. Il goûte le mot juste, la clarté du style, la vivacité du tour, non le faux brillant; la solennité l’ennuie, l’expression triviale ne l’effraie pas; il est indulgent et pardonne aisément, sauf l’affectation. Sous des apparences légères […] la raison est son guide, mais la raison aimable […] L’honnête homme est peut-être la plus haute image du savoir-vivre. »
Jean Duché, Le Bouclier d’Athéna, 1983.
« Le divertissement le plus ordinaire et le plus honnête de la vie est celui de la conversation. La retraite d’un homme seul aurait en soi quelque chose de trop affreux et la foule quelque chose de trop tumultueux s’il n’y avait quelque milieu entre l’un et l’autre, composé du choix de quelques personnes particulières à qui l’on se communique pour éviter l’ennui de la solitude et l’accablement de la multitude. »
Fortin de La Hoguette, Mémoires (XVIIe siècle).
« J’ai beaucoup voyagé, beaucoup étudié les hommes individuellement et en masse, mais je n’ai trouvé la vraie sociabilité que chez les Français: car eux seuls savent plaisanter, et la plaisanterie fine et délicate, en arrimant la conversation, fait le charme de la société. »
Giacomo Casanova, Histoire de ma vie..