Carl Philipp Emmanuel Bach
Musique pour un prince
Fils du Roi-soldat Frédéric-Guillaume 1er de Prusse, un monarque despotique au tempérament violent et qui méprise les écrivains, Frédéric II de Prusse opte dès l’adolescence pour un parcours tout autre. Il apprécie la philosophie, vénère la littérature et les langues – surtout le français, qui deviendra langue de la Cour –, connaît la peinture et maîtrise la flûte. À l’âge de 24 ans, nouvellement marié, il s’entoure de philosophes et de gens de lettres, rédige de la poésie en français et entame une longue correspondance avec Voltaire. Quand, quelques années plus tard, il succèdera à son père, on lui aura déjà décerné le titre de Roi-philosophe.Stratège raffiné mais aussi diplomate sans scrupule, il abolit la torture, réorganise l’appareil judiciaire, développe le commerce et l’industrie, investit dans le système d’éducation (qui sera alors considéré l’un des meilleurs d’Europe) et fonde une académie des sciences, à laquelle il convie le célèbre mathématicien Leonhard Euler. Pour le roi comme pour le philosophe Emmanuel Kant, dont la renommée déborde largement les frontières du royaume, la liberté de pensée doit être défendue à tout prix, même si l’ordre dans la société exige l’obéissance.
Féru de littérature et grand amateur d’œuvres d’art (il possède notamment nombre de Watteau), Frédéric le Grand s’identifie également comme un passionné de musique. Dans un style qui mêle « la musique italienne des sens » et « la musique française de la raison », il composera des concertos et une centaine de sonates pour flûte (son instrument de prédilection), ainsi que quatre symphonies, œuvres sinon exceptionnelles, du moins tout à fait comparables à celles de nombre de ses contemporains. Surtout, il sait s’entourer de certains des musiciens les plus renommés d’Allemagne, dont Johann Joachim Quantz (son professeur attitré, qui lui dédiera 296 concertos!), Carl Heinrich Graun, Franz Benda et Carl Philip Emanuel Bach.
Deuxième fils de Johann Sebastian Bach et filleul de Georg Philip Telemann, Carl Philip Emanuel n’a connu d’autre guide que son père. Particulièrement virtuose au clavecin, il peut, dès l’âge de 11 ans, déchiffrer n’importe quelle partition proposée. Malgré ces dons, il entame des études de droit, tout en s’adonnant à la composition, abordant d’abord le répertoire pour clavier puis la musique de chambre. En 1738, immédiatement après avoir complété son cursus académique, Frédéric le Grand lui fait une offre impossible à décliner : faire partie de sa maison. Carl Philip Emanuel Bach restera 30 ans au service du monarque, en dépit d’une insatisfaction latente quant au favoritisme dont bénéficient Quantz et Graun et les sarcasmes qu’il énonce envers les goûts musicaux du roi : « Vous croyez que le roi aime la musique? Non, il n’aime que la flûte; et encore, si vous croyez qu’il aime la flûte, vous vous trompez, il n’aime que sa flûte. »
Lors de séjours de Frédéric II à Rupin, Rheinsberg puis finalement Berlin, Bach signera nombre de pages de musique « d’utilité », dont des pièces faciles pour clavier et des œuvres que le roi pouvait interpréter. En sus de toutes ces commandes, le compositeur produira des œuvres importantes, dont ses Sonates prussiennes (1742) et du Wurtemberg (1744). En opposition avec cette musique à usage essentiellement domestique, Bach écrit aussi pour la cour de Berlin symphonies et concertos pour clavecin (une cinquantaine au cours de sa longue carrière), véritables charnières entre la structure baroque avec ritornelli de Vivaldi, l’architecture et le style contrapuntique de Johann Sebastian et le concerto purement classique de Mozart. Carl Philip Emanuel Bach sera l’un des premiers à intégrer le bithématisme et les contrastes de textures dans ses œuvres, concepts qui deviendront fers de lance de la forme sonate.
Publié en 1753, son Essai sur l’art de jouer les instruments à clavier demeure l’un des plus importants traités pratiques de l’époque et servira de base aux méthodes de Clementi et Cramer. Bach y aborde le doigté, l’ornementation, l’esthétique, l’accompagnement et l’improvisation. Surtout, il y exprime l’essentiel de l’Empfindsamer Stil (le « style sensible »), un des ferments indispensables du Romantisme à venir : « Un musicien ne peut émouvoir les autres que s’il est lui-même ému : il est indispensable qu’il éprouve tous les états d’âme qu’il veut susciter chez les auditeurs. […] Il faut jouer avec âme, et non comme un oiseau bien dressé. Certains virtuoses de profession auront beau étonner par l’agilité de leurs doigts, ils laisseront sur leur faim les âmes sensibles de leurs auditeurs. »
Il y explique de plus la nécessité d’élargir la palette baroque qui, pour un segment d’une même œuvre donné, devait illustrer une seule émotion, plus ou moins standardisée : « À peine [le musicien] a-t-il exprimé une idée qu’une autre se présente, et c’est donc sans cesse qu’il doit pouvoir transformer ses passions. » Alors que les Lumières s’efforcent de rationaliser les instincts, la musique de Bach s’affirme au contraire comme une libération des sentiments, tout comme l’exprime en vers Friedrich Gottlieb Klopstock, ami proche du compositeur, qui jouera un rôle déterminant dans la naissance au Sturm und Drang (littéralement « tempête et élan »). Plutôt que d’étudier l’équilibre préétabli entre la nature et les hommes, l’Empfindsamer choisit d’explorer les remous, les demi-teintes, les non-dits, non plus en tentant de les reproduire grâce à des formules convenues d’avance, mais en les traduisant en musique. Dans un style inimitable, Bach privilégiera la variété et l’originalité du matériau thématique (tout particulièrement dans les mouvements rapides), mais aussi l’intensité expressive et les harmonies mouvantes (dans les mouvements lents).
À la fin du XVIIIe siècle, la réputation de Carl Philip Emanuel Bach connait des sommets inégalés. Mozart n’hésitait pas à affirmer : « Il est le père, nous sommes les enfants. » Haydn avait analysé les partitions du maître et admettait y avoir puisé ses fondations tandis que Beethoven lui vouait une admiration sans bornes et le considérait un génie. À travers une production abondante, qui couvrira six décennies, il démontre qu’il demeure une figure déterminante de l’histoire de la musique. Comme l’écrivait Klopstock dans Les Heures de l’inspiration : « L’œuvre que vous lui allez inspirer traversera tous les âges : les hommes de tous les siècles l’entendront ; il élèvera leurs cœurs jusqu’à Dieu et leur apprendra la vertu. »
© Lucie Renaud 2009.