FARNABY
William Byrd, John Bull et Orlando Gibbons forment un impressionnant triptyque de clavecinistes de génie, qui n’ont jamais été surpassés par aucun autre compositeur de musique de clavier en Angleterre depuis quatre cents ans. Autour d’eux, on trouve les œuvres de leurs élèves et de compositeurs de moindre importance comme Giles Farnaby, Thomas Tomkins, Peter Philips et autres. Parmi eux, Farnaby fait quelque peu classe à part, intru parmi les autres qui, même ceux qui tenaient à leur foi catholique, avaient été éduqués dans les milieux anglicans établis de la chapelle royale et des cathédrales. Farnaby était d’origine relativement humble, il avait appris la menuiserie et probablement la lutherie. Sa musique possède la fraîcheur de l’autodidacte, donnant même l’illusion d’être improvisée. En regard des esthétiques de Byrd et de Gibbons, la musique de Farnaby peut sembler à première vue un peu brouillonne, une opinion exprimée par Richard Marlow, qui a édité la musique pour clavier de Farnaby pour Musica Britannica (1964) et rédigé l’article du New Grove Dictionary sur le compositeur : « des instructions musicales tardives ou intermittentes pourraient aider à expliquer la qualité inégale de son œuvre ».
Face à cela, l’auditeur attentif devrait garder à l’esprit que la musique pour clavier de Farnaby a survécu « par la peau des dents ». Quoiqu’il nous soit parvenu un corpus respectable (l’équivalent de deux DC), une part probablement plus importante a disparu, car tout ce que nous avons provient d’une même source manuscrite, le fameux Fitzwilliam Virginal Book (qui doit son nom au musée de Cambridge qui le possède). Ce célèbre manuscrit fut-il perdu, que Farnaby ne serait qu’une note de bas de page dans l’histoire à titre de madrigaliste mineur (Canzonets, 1598) et l’auteur de quelques psaumes.
Le manuscrit Fitzwilliam était déjà complètement publié vers la fin de l’époque victorienne ; mais encore aujourd’hui, il demeure un document énigmatique. Pendant plus d’un siècle, on a cru qu’il avait une origine plutôt romantique, le travail d’un récusant aristocratique, Francis Tregian le jeune, emprisonné dans la prison de Fleet à Londres à cause de sa foi catholique. Ce n’est qu’en l’an 2000 qu’un exégète américain, Ruby Reid Thompson, fit remarquer dans un article de la revue Music & Letters, que le volume était clairement écrit non par une seule main, mais par plusieurs. Elle croit qu’il s’agit du travail d’un « scriptorium », un établissement professionnel de copie musicale (la musique de clavier était rarement imprimée en Angleterre à cette époque).
Comme source, le Fitzwilliam est d’une fiabilité relative. Pour les compositeurs dont la musique se trouve aussi ailleurs, on peut voir que, souvent, les versions de pièces particulières dans le manuscrit ne sont pas fondées sur les meilleurs originaux, et les copistes ont fait des erreurs en les transcrivant. Ainsi, il se peut que plusieurs détails « amateurs » de Farnaby soient le résultat d’erreurs de transcription. En faisant cet enregistrement, j’ai dû prendre à chaque page plusieurs décisions, concernant des mauvaises notes, des dièses ou bémols manquants, et même des phrases complètes manquantes dans le contrepoint. De plus, comme pour la plupart des compositeurs du XVIIe siècle, il y a toute la problématique des ornements, où les jouer et lesquels favoriser.
Ainsi, toute interprétation de la musique de Farnaby doit impliquer, plus que d’habitude, une bonne dose d’empathie et de conjectures. La spéculation est aussi nécessaire pour relier le peu que l’on sait avec certitude à propos de la vie du compositeur et le comment et le pourquoi pouvant expliquer la genèse de sa musique pour clavier. Quelques faits nouveaux ont émergé depuis les travaux du pionnier Richard Marlow remontant à quelques quarante ans. Farnaby semble avoir fait une honorable carrière à Londres comme compositeur séculier et instrumentiste vers la fin du XVIe siècle. En 1592, il fut diplômé d’Oxford, le même jour que John Bull avec qui il se peut qu’il ait étudié. On ne sait trop pourquoi, vers 1600, il emmena sa jeune famille à Aisthorpe, un village situé à environ quatre milles au nord de Lincoln, et manifestement y resta pendant une dizaine d’années. Un contrat montre qu’en 1608, Farnaby et son fils Richard, alors adolescent, furent engagés pour enseigner aux enfants de Sir Richard Saunderson, un propriétaire terrien de l’endroit qui était devenu rapidement riche et important ; le compositeur lui-même est désigné comme «Gent.» (i.e. gentilhomme), et (comme Byrd) était devenu un petit propriétaire.
Il est tentant d’imaginer que certaines des pièces pour clavier furent composées pour les enfants Saunderson, car elles représentent un excellent matériel d’enseignement. Des parallèles sont aussi à faire avec Byrd, qui était probablement originaire du Lincolnshire et qui avait commencé sa carrière comme organiste à la cathédrale de Lincoln, et avec Bull, qui en 1602 quitta Londres pour les Flandres, vraisemblablement pour échapper aux mesures anti-catholiques de plus en plus sévères dans les dernières années du règne d’Élisabeth. Après avoir fait cet enregistrement, j’ai fait quelques recherches dans les bibliothèques et les archives de Lincoln et j’ai découvert d’autres indices qui m’amènent à penser que Farnaby aussi aurait pu être catholique et peut-être plus près de Byrd que nous avions pu le croire. Mais d’ici à ce que des preuves tangibles émergent, tout cela reste de la spéculation.
Quelles que soient ses origines, la musique de Farnaby est indéniablement séduisante, et par moment intrigante. Ses fantaisies, certaines d’entre elles d’une ampleur imposante, commencent sérieusement mais changent toujours brusquement du contrepoint de départ à des traits plus idiomatiques – le modèle stylistique étant peut-être la fantaisie en la mineur de Byrd. Et dans ses passages plus libres il y a une touche d’expressivité italienne qui suggère que le compositeur était peut-être au fait des nouvelles tendances qui se tramaient au-delà des Alpes. Les pièces en variations font montre d’une grande variété, du lyrisme éloquent de Loth to depart et Rosasolis (dont une grande partie pourrait être de Bull) jusqu’au bravades soutenues de Woodycock. Ses transcriptions de musiques d’ensemble d’autres compositeurs ( un Masque tune anonyme, une élégiaque Galliard du luthiste Philip Rosseter et une magnifique Pavan de John Farmer ) montrent que Farnaby maîtrisait l’art de la « division » ou de l’ornementation improvisée avec un sens inné du contrôle et de l’équilibre.
C’est peut-être dans ces mélodieuses miniatures ( The Dreame, A Toy, Tower Hill), que la voix de Farnaby est la plus convaincante et distincte. Ces pièces sont peut-être devenues plus familières au piano ou dans les arrangements pour orchestre (Barbirolli), flûtes à bec (Edgar Hunt) ou cuivres (Elgar Howarth), mais elles sont de la vraie musique de clavecin et semblent présager l’art de Couperin. Selon Richard Marlow, Farnaby « était un compositeur instinctif qui avait quelque chose d’original à dire et une conviction suffisante pour toucher directement et avec efficacité. Sa musique est ainsi pleine de vie et signifiante; à son meilleur, elle a une spontanéité et un charme avec lesquels peu de ses contemporains peuvent rivaliser».
J’ai été choyé d’avoir accès à un clavecin inusité pour cet enregistrement, une copie de Malcolm Rose d’un instrument fait à Londres en 1579 et apparemment le seul survivant (contrairement à de plus petits instruments comme le virginal) de la période Élisabéthaine. L’original, qui se trouve au Victoria & Albert Museum de Londres, est en fait la moitié supérieure d’un somptueux clavecin organisé, soit une combinaison clavecin et orgue de chambre, construit par Lodewijck Theewes, qui vint à Londres comme réfugié de Antwerp dans les Flandres.
Le clavecin Theewes a trois registres (deux à l’unisson et un quatre pieds ou octave supérieure), que l’on peut contrôler par des jeux semblables à ceux des orgues, et une large table d’harmonie qui s’étend entre et derrière les sautereaux. Sa sonorité est à la fois vigoureuse et chantante. À cause du point d’équilibre des touches, les plectres répondent très vite à la commande des doigts. Les qualités particulières de cet instrument insufflent à l’interprète un respect nouveau pour la qualité et la diversité de la musique de Farnaby et de ses contemporains anglais, ces compositeurs souvent qualifiés (plutôt à tort) de virginalistes.
©Timothy Roberts Deia, Mallorca 2003
Traduction par Guy Marchand pour Traçantes, service de rédaction et de traduction de la Société québécoise de recherche en musique.