Faustina Bordoni ou les visages d’une prima donna
Dans le récent regain d’intérêt pour l’opéra baroque, beaucoup a été fait – et l’on peut comprendre pourquoi – concernant les grands castrats du XVIIIe siècle. Ces voix sensationnelles, à jamais perdues, la toute aussi sensationnelle mutilation qui les rendait possibles, sans compter le répertoire saisissant écrit pour elles, ont fait des castrats un produit de rêve pour le marketing tant de notre époque que de celui de Handel.
Tout le brouhaha fait autour de Farinelli et de ses collègues pourrait bien laisser croire qu’il n’y aurait pas eu de stars féminines sur les scènes de l’opéra au XVIIIe siècle. Mais il y en avait, bien sûr, et Arion vous propose de découvrir l’une d’elles : Faustina Bordoni.
«Universellement considérée comme l’une des plus grandes voix de son époque», comme l’a écrit le musicologue Winston Dean, la mezzo-soprano, Faustina Bordoni est née à Venise le 30 mars 1697 et y mourut le 4 novembre 1781. Entre ce même point de départ et d’arrivée, Faustina fit une brillante carrière qui la mena à travers l’Europe.
Faustina était déjà célèbre quand elle arriva à Londres en 1726. Les chroniqueurs déliraient à propos de la flexibilité et de la brillance de sa voix ; Charles Burney souligna la perfection de son intonation, l’époustouflant contrôle de sa respiration et son intelligence musicale. Mais c’est peut-être au flûtiste et compositeur allemand Johann Quantz (1697-1773) que nous devons la description la plus éloquente de l’art de la Bordoni :
(…) Elle avait une très bonne mémoire et, dans les changements et embellissements qu’elle se permettait, elle avait un jugement clair et rapide de ce qui pouvait donner aux mots leurs pleins pouvoir et expression. Elle était toute aussi heureuse dans son jeu d’acteur ; et comme elle possédait à la perfection la flexibilité des muscles et des physionomies qui constituent le jeu facial, elle était tout aussi convaincante dans les moments de fureur que dans les scènes d’amour et de tendresse ; bref, elle était née pour chanter et pour jouer.
À Londres, Faustina rejoignit deux autres stars, la soprano Francesca Cuzzoni et le castrat Senesino, à la demande de Handel désireux de bâtir une équipe de rêve pour sa nouvelle compagnie d’opéra, The Royal Academy of Music. Entre 1726 et 1728, Handel écrivit cinq rôles pour Faustina, les taillant sur mesure, comme s’était la coutume, en fonction de ses qualités vocales et artistiques : Roxana dans Alessandro, Alceste dans Admeto, Pulcheria dans Ricardo Primo, Emira dans Siroe et Elisa dans Tolomeo.
Mais Londres n’était pas assez grande pour deux prime donne et la rivalité entre Faustina et Cuzzoni, où plutôt entre leurs fans, atteignit des proportions surréalistes. Les partisans respectifs des deux cantatrices devinrent l’équivalent à l’époque des hooligans du soccer d’aujourd’hui, enterrant la rivale sous les huées, les injures et les sarcasmes. Des caricatures acides des deux chanteuses se mirent à circuler ; des chevaux de races baptisés Cuzzoni et Faustina furent opposés l’un à l’autre ; les membres de la bonne société qui soutenaient l’une des prime donne refusaient de fréquenter ceux du clan rival. L’affaire culmina en 1727 dans une célèbre performance de l’Astianatte de Bononcini, pendant laquelle Faustina et Cuzzoni, incapables de chanter sous le tumulte de l’audience, en vinrent elles-mêmes sur scène aux coups.
La controverse et le salaire élevé des chanteuses ne firent rien pour aider la situation financière délicate de la Royal Academy ; l’année suivante la compagnie déclara faillite. Faustina retourna en Italie et, en 1730, se maria à Venise avec le compositeur allemand Johann Adolf Hasse (1699-1783). L’année suivante le couple s’installa à Dresde où Hasse devait servir comme maître de chapelle à la cour électorale de la Saxe pendant plus de 30 ans. Faustina y fut aussi engagée, mais au double du salaire de son mari et avec la possibilité de poursuivre ses tournées à travers l’Europe, ce qu’elle fit jusqu’à sa retraite en 1751.
Aujourd’hui la musique de Hasse est rarement jouée. Mais pendant une grande partie de sa carrière, il fut le compositeur d’opera seria le plus en vue tant en Italie que dans les pays germaniques. L’autorité moderne Sven Hansell écrit qu’une «délicate sensualité, une fière résolution et plusieurs autres nuances de sentiments sont à faire ressortir de la musique de Hasse» par des chanteurs de caractère dont nous avons la Faustina comme modèle. Selon Burney, Hasse était « le plus naturel, élégant et judicieux compositeur de musique vocale, tout comme le plus prolifique vivant aujourd’hui ; également ami de la poésie et de la voix, il révèle autant de jugement que de génie dans la façon d’exprimer les mots que dans l’accompagnement de ces tendres et délicieuses mélodies qu’il a données aux chanteurs. Considérant toujours la voix comme le premier objet d’attention au théâtre, il ne l’étouffe jamais dans le jargon savant d’une multiplicité d’instruments et de sujets ; mais il est tout aussi attentif à préserver son importance que peintre dans l’art de jeter la lumière la plus forte sur la figure capitale de sa pièce. »
En 1772, Burney rendit visite à Hasse et Faustina à Vienne et fut complètement charmé par le célèbre couple. Il trouva Faustina, qui avait alors autour de 75 ans, d’agréable conversation, d’une vivante curiosité et ayant conservé une «grande part de cette beauté qui avait tant contribué à sa renommée dans sa jeunesse».
En 1744, Métastase décrivit Hasse et Faustina comme «un couple vraiment exquis». Ils eurent un fils et deux filles qui furent toutes deux des chanteuses accomplies.
Quand j’ai lu la description de Faustina comme un être «né pour chanter et pour jouer», j’ai immédiatement pensé à Kimberly Barber. La mezzo-soprano canadienne est déjà connue pour ses brillantes et touchantes interprétations des principaux rôles pour castrats des opéras de Handel : les Torontois parlent encore de sa lumineuse incarnation de Xerxes à la Canadian Opera Company et de la subtilité de son Ariodante, dont elle a su faire ressortir à la fois la noblesse et la vulnérabilité, un rôle qu’elle a repris plus tard à l’Opéra de Paris.
Comme Faustina, Mme Barber est une véritable «chantactrice» (le néologisme est de Richard Wagner pour qui c’était aussi un idéal). Chez Kimberly Barber, les coloratures ne se résument pas à la prouesse technique, mais émanent littéralement du plus pur contexte émotionnel. Il y avait donc là, en quelque sorte, les ingrédients d’un programme qui présenterait deux cantatrices d’exception au public d’Arion : l’une du XVIIIe siècle, l’autre de la lointaine contrée d’Ontario.
Les opéras
Le programme s’ouvre avec des extraits de Riccardo Primo, re d’Inghilterra (Richard 1er, roi d’Angleterre) de Handel, dont la première eut lieu le 11 novembre 1727. L’action se passe pendant la conquête de Chypre par Richard Cœur-de-Lion et Faustina y jouait Pulcheria, la fille du gouverneur de l’île. Dans le récit accompagné «Ah, padre !» et l’air «Quel gelsomino», Pulcheria est déchirée entre le devoir filial et ses propres limites morales, son père lui ayant demandé de se faire passer pour la princesse promise en mariage au roi anglais.
Admeto, re di Tassaglia (Admeto, roi de Thessalie), aussi de 1727, est considéré comme le plus raffiné des opéras de Handel conçus pour le trio Faustina-Senesino-Cuzzoni. (Et quel diplomate Handel dut être, donnant aux deux prime donne des airs les mettant également en avantage !). Faustina y jouait Alceste, épouse royale qui fait l’ultime sacrifice. Dans «Luci care», son premier air, elle chante un émouvant adieu à son mari malade, Admeto, et à la vie elle-même car Alceste s’est résolue à sauver le roi en mourant à sa place. Incidemment, le solo de flûte dans la section médiane de l’air est l’unique apparition de l’instrument dans tout l’opéra.
Nous retournons brièvement à Riccardo Primo pour découvrir que la noblesse de caractère de Pulcheria s’est maintenue. Elle chante l’air vif et allant «L’aquila altera» lorsqu’elle unie Richard Cœur-de-Lion à sa véritable promise.
Cleofide fut le premier opéra que Hasse composa pour la cour de Saxe ; sa brillante première en 1731 fut l’événement de la saison dresdinoise. Jean-Sébastien Bach vint de Leipzig avec son fils aîné Carl Philipp Emanuel pour y assister. Se passant à l’époque de la conquête de l’Inde par Alexandre le Grand, Cleofide explore les thèmes de la jalousie, du désir de possession (des femmes comme des royaumes) et de la clémence des dirigeants éclairés. Le rôle-titre, une reine indienne, est la fidèle amante de Poros, un homme maladivement jaloux et roi d’une autre région de l’Inde. Cleofide «utilise des armes féminines pour défendre son pays contre Alexandre et un héroïsme masculin pour briser la jalousie (de son amant)» (Reinhart Strom), un rôle fait sur mesure pour Faustina.
Un grand nombre de compositeurs du XVIIIe siècle ont mis en musique ce libretto qui dérive de l’Alessandro nell’Indie de Métastase. Mais seul Hasse a fait de Cleofide le rôle-titre. Et cette Cleofide a certainement procuré à Faustina l’un de ses plus grands succès. D’un point de vue stylistique, cette œuvre nous fait entrer, comme Faustina à l’époque, dans une ère nouvelle, celle du style galant, un des premiers changements qui allaient conduire le Baroque au Classicisme.
© Tamara Bernstein, 2003 Traduction : Guy Marchand