Il regarda, et vit une plaine remplie de tentes de diverses couleurs. Près de quelques-unes des troupeaux paissaient. L’on entendait à côté des autres le son mélodieux des instruments de la harpe et de l’orgue, et l’on voyait celui qui faisait mouvoir leurs cordes ou leurs touches. Ses doigts légers versés dans toutes les proportions volaient haut et bas, et poursuivaient en courant d’un côté à l’autre une fugue sonore.
(John Milton, Le Paradis perdu, Livre XI, traduction de Nicolas-François Dupré de Saint-Maur et Pierre de Mareuil, 1736)
Frederick Hammond, l’un des plus éloquents champions de Girolamo Frescobaldi et l’auteur d’une excellente biographie (Girolamo Frescobaldi: His Life and Music, Harvard University Press, 1983), avance la possibilité séduisante qu’en ces lignes du Paradis perdu résonne quelque écho lointain d’un rencontre à Rome autour de 1639. Ce n’est pas chose impossible : Milton a voyagé en France et en Italie à partir de mai 1638, passant un temps considérable en Italie où il a fréquenté de nombreuses figures importantes de la communauté intellectuelle, dont le cardinal Francesco Barberini (1597-1679). Il a bien pu entendre Frescobaldi lors d’une des séances du cardinal ou lors d’une représentation à l’une des institutions romaines, tels l’Oratorio ou le Crocifisso. Depuis 1634 déjà, Frescobaldi était au service de Barberini et prenait une part active aux séances de musique vocale et de chambre dont étaient constituées les accademie du cardinal, en plus de jouer régulièrement aux concerts du carême au Crocifisso.
Né à Ferrare, Girolamo Frescobaldi (1583-1643) a étudié avec Luzzasco Luzzaschi, organiste du duc Alphonse II d’Este. La cour d’Este pouvait s’enorgueillir à la fin du XVIe siècle de l’un des établissements musicaux les plus prestigieux d’Italie. Frescobaldi y a été exposé aux messes et motets polyphoniques de l’école franco-flamande ainsi qu’à des œuvres contrapuntiques pour clavier tels les ricercares et les fantaisies de Willaert et de Luzzaschi. Il s’est aussi vu plonger dans le tourbillon du madrigal solo et polyphonique que pratiquaient les Luzzaschi, Monteverdi, Gesualdo, Dowland, Caccini et d’autres, plusieurs desquels sont passés par Ferrare au cours de ses années d’apprentissage. Les œuvres sans doute qui ont fait sur lui la plus forte impression sont les madrigaux à une, deux ou trois voix aiguës écrits par Luzzaschi pour les virtuoses du concerto delle dame principalissime. Les trois dames de cet ensemble d’élite pratiquaient aussi la harpe, la viole et le luth, et les madrigaux que Luzzaschi leur destinait comportent de gracieuses arabesques vocales qui trouvent des équivalents dans les toccatas de Frescobaldi.
En 1608, Frescobaldi est installé à Rome où il occupe le poste d’organiste de la Cappella Giulia à la basilique Saint-Pierre. Ses premières œuvres imprimées, un recueil de madrigaux dédié à Guido Bentivoglio et un recueil de fantaisies pour clavier dédié au duc Francesco Borghese, sont parues plus tôt cette année-là. Dans la dédicace des Fantasie, il note qu’il les a jouées pour Borghese chez Bentivoglio l’année précédente. D’assurer ainsi le service pour l’église — où il jouait en toute probabilité des œuvres pour orgue seul et accompagnait de petits ensembles vocaux — tout en se produisant pour le compte de puissants mécènes sera une constante presque tout au long de sa carrière.
Ses deux prochains recueils imprimés, les Ricercari e canzone et les Toccate e partite… Libro primo, ont tous deux été publiés en 1615. Notons encore une fois les dédicaces aux mécènes influents, d’abord au cardinal Pietro Aldobrandini pour les Ricercari et au cardinal-duc Ferdinand Gonzague pour les Toccate. On retrouve ici, chose intéressante, la publication simultanée d’œuvres tributaires de la prima prattica — ce style conservateur et fort prescriptif du XVIe siècle — dans le cas des Ricercari, et tributaires de la seconda prattica — le style libre et expressif du début XVIIe, très proche du mot — dans le cas des Toccate. Sa préface au recueil de toccatas donne des indices à l’interprète quant à la « nouvelle manière de jouer avec des affetti cantabile », c’est-à-dire des affects chantants. En effet, Frescobaldi envisage ces œuvres comme l’équivalent au clavier des madrigaux expressifs et modernes des Luzzaschi, Monteverdi et Gesualdo. Deux autres recueils d’œuvres pour clavier ont été publiés au cours de cette première période à Rome : Il primo libro di capricci en 1624 et Il secondo libro di toccate en 1627. Sa renommée repose en grande partie sur les répercussions de ces deux recueils de toccatas.
De 1628 à 1634, on le retrouve à Florence au service de Ferdinand II, grand duc de Toscane. Il est retourné à Rome en 1634 sous le parrainage du cardinal Francesco Barberini, neveu du pape Urbain VIII. Parmi ses dernières publications, on compte les Fiori musicali de 1635 et la réédition de plusieurs recueils plus anciens. La réédition en 1637 des deux livres de toccatas présente un intérêt tout particulier. La nouvelle édition du premier livre comporte une considérable Aggiunta (addition) de musique dans une veine bien plus légère que les pièces antérieures. On y retrouve plusieurs Balletti et autres mouvements de danse, dont le monumental Cento partite sopra passacagli.
Le cardinal Barberini — qui avait été l’un des juges au procès de Galilée, à la tête d’une faction cherchant à obtenir un traitement indulgent du condamné — était l’un des plus importants promoteurs d’activités culturelles à Rome. Milton n’a été qu’un des nombreux artistes et intellectuels romains ou étrangers à graviter dans son orbite. Avec d’autres membres de sa famille, Barberini commandite des représentations d’opéra et de musique de chambre en plus d’entretenir une importante bibliothèque de partitions et de traités musicaux. Bien qu’il ne subsiste que peu d’information sur les programmes musicaux de ces rassemblements, il est possible d’imaginer ce que Milton aurait pu entendre sous les doigts de Frescobaldi lors de sa visite de 1639. La réédition des deux livres de toccatas de 1637 a pu fournir quelques œuvres, en particulier les plus récentes. Les toccatas du second recueil de 1627 en particulier enrichissent les techniques qu’on retrouve dans le premier recueil. Désormais l’on retrouve par exemple des mesures ternaires et composées ainsi que de courts segments à la manière des canzonas, rehaussés de tournures harmoniques hardies et expressives. Les canzonas du recueil de 1627 sont considérablement plus développées que celles de 1615 : on y trouve maintenant des thèmes variés tout au cours des diverses sections aux métriques contrastantes, avec parfois un bref ajout à la manière d’une de toccata aux passages entre les sections. Enfin, une lettre de Pietro Della Valle en 1640 remarque que Frescobaldi prenait l’habitude dernièrement de jouer « d’une autre manière, avec davantage de galanterie dans le style moderne […] cette manière [est] plus élégante, quoique moins savante. » Une telle manière de jouer trouve son pendant dans les danses gracieuses et légères du recueil de 1627. En outre, nombre de ces œuvres ont à l’époque connu une large diffusion dans des recueils manuscrits de chansons et de danses populaires.
Il se pourrait aussi que Frescobaldi ait voulu mettre de l’avant ses œuvres inédites les plus récentes afin de les peaufiner (et peut-être même d’attirer un mécène) en vue d’une publication. Il subsiste un grand nombre de manuscrits contenant des œuvres attribuées à Frescobaldi qui ne se retrouvent dans aucun de ses recueils imprimés. L’un de ces manuscrits, MS Chigi Q.IV.25, conservé à la bibliothèque vaticane et faisant partie d’une grande collection de recueils pour clavier du XVIIe siècle, contient sur la page de garde une inscription de la main du fils de Frescobaldi, Domenico, l’attribuant à son père. Parmi les dernières pièces du manuscrit se trouvent trois toccatas qui pourraient bien être les débuts d’un troisième cycle. Ces œuvres circulaient probablement lors du séjour de Froberger à Rome de 1637 à 1641, et beaucoup de leurs éléments caractéristiques se sont propagés aux toccatas de Froberger et d’autres compositeurs des années 1640. Il semble aussi que Frescobaldi préparait un recueil de canzonas pour clavier, resté inachevé. Un recueil posthume de canzonas est paru à Venise en 1645, et il apparaît que Frescobaldi avait été en contact avec l’éditeur en question, Vincenti, au sujet d’un tel recueil.
La réputation de Frescobaldi reposait en grande partie sur ses qualités d’improvisateur, et les Cento partite sopra passacaglia constituent peut-être une improvisation idéalisée exhibant sa virtuosité et ses capacités d’invention. Ces remarquables variations explorent les rapports entre les motifs harmoniques de la chaconne et de la passacaille, et comportent une brève section corrente. Les modulations et les transformations rapides qui s’y trouvent avaient certainement pour but d’éblouir. La cadence finale en mi, un ton plus haut que le ton initial de ré, visait sans doute à laisser l’auditeur pantois ; du moins est-ce un effet à couper le souffle. Les chromatismes enharmoniques (mi bémol et ré dièse) dans un même morceau sont certainement choses étonnantes. Peut-être Frescobaldi a-t-il voulu par là montrer son savoir-faire sur un instrument avec plus de 12 notes par octave, ou alors démontrer les possibilités du tempérament égal, ou bien encore, comme sur cet enregistrement qui utilise le mésotonique à quart de comma, faire preuve d’une certaine audace en substituant un mi bémol pour un ré dièse.
Frescobaldi a eu beau embrasser des styles plus légers et populaires, il est difficile de l’imaginer abandonner sa prédilection de toujours pour le contrepoint. Les première et dernière pièces entendues ici proviennent du recueil de capricci de 1624. Celui-ci renferme douze pièces construites sur des thèmes fort divers allant du pittoresque au délibérément savant. L’une d’elles utilise comme motif de base la tierce mineure descendante ré – si évoquant le chant du coucou, une autre est échafaudée sur une mélodie populaire (La Spagnoletta), alors qu’une autre encore s’obstine capricieusement à faire se résoudre tous les retards vers le haut — caprice en effet car le contrepoint rigoureux exige qu’un retard se résolve toujours vers le bas. Frescobaldi y emploie toutes les formules contrapuntiques en usage depuis la fin de la Renaissance : le matériau germinal de chaque pièce est entendu par mouvement semblable et rétrograde, en augmentation (où la longueur de chaque note est augmentée d’une valeur quelconque, d’habitude entière), en diminution (où les valeurs de notes sont écourtées), et en strette (où une nouvelle voix débute le sujet avant que la précédente l’ait terminé). De plus, ce matériau de base est souvent varié par un procédé appelé inganno, où une note donnée est remplacée par une note d’un autre hexacorde portant le même nom de syllabe. Le recueil est aussi intéressant pour la variété des genres qui y figurent, le matériau prenant l’allure tantôt d’un rigoureux ricercare, comme les motets ou les messes du temps, tantôt d’une canzona, tantôt encore d’une danse telle la gaillarde, en incorporant parfois des transitions où se multiplient les fioritures typiques de la toccata. Il faudra attendre les explorations encyclopédiques de la forme et du processus compositionnel d’un Bach un siècle plus tard avant de retrouver une telle délectation dans l’étude quasi obsessionnelle du processus et de la forme.
Les capricci entendus ici sont construits sur la matière même de la musique, les six notes de l’hexacorde. Le premier utilise la forme ascendante de l’hexacorde, Ut Re Mi Fa Sol La (les six premières notes de notre gamme majeure), le second sur les mêmes notes en rétrograde. Tous les modes ou types de gammes en usage généralisé par les compositeurs jusqu’à la fin du XVIIe siècle (et parfois plus tard) pouvaient être générés par trois hexacordes : celui débutant sur do, appelé hexacorde « naturel » ; celui débutant sur sol, l’hexacorde « dur » ; et celui débutant sur fa, l’hexacorde « doux ». L’on créait des lignes mélodiques en combinant et en transposant les hexacordes selon des formules variées et bien définies. Dans ces pièces-ci, l’hexacorde est soumis à tous les processus contrapuntiques décrits plus haut. Un exemple particulièrement évident d’un inganno se trouve dans la première partie du premier capriccio, où, après plusieurs présentations de l’hexacorde dans sa forme première, la dernière note de la séquence n’est pas le la aigu attendu (La dans l’hexacorde « naturel ») mais un mi (aussi appelé La, mais dans l’hexacorde « doux »). Il existe de nombreux exemples de pièces à base d’hexacorde par des compositeurs comme Sweelinck, Froberger, Byrd et Bull. On pourrait considérer ces pièces comme l’équivalent en musique de la nature morte en peinture : des manifestations virtuoses d’habiletés techniques dans un cadre balisé par les exemples existants du genre. Les deux capricci de Frescobaldi entendus ici sont indéniablement des chef-d’œuvres techniques. L’examen minutieux des partitions révèle toute la profondeur de son art et sa maîtrise des processus compositionnels. Ce qui frappe par-dessus tout dans ces œuvres, c’est la variété des affetti tour à tour émouvants et doux, dansants, sévères, mais toujours d’une progression naturelle. Il ne manque de rien ici pour plaire tant au simple mélomane qu’au spécialiste, tellement cette musique sait s’adresser à l’intellect aussi bien qu’aux sens. Elle aurait sûrement rencontré la faveur des hôtes du cardinal Barberini.
Hank Knox, Brule Shore, Nouvelle-Écosse, 2008
Traduction : Jacques-André Houle
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