George Frideric Handel s’est lancé avec panache en 1711 dans les eaux troubles de l’opéra italien à Londres. L’opéra en italien avait fait partie de la vie musicale londonienne depuis 1705. En compétition avec l’opéra chanté en anglais et le théâtre parlé, l’aventure s’est pourtant avéré financièrement risquée pour les imprésarios et les directeurs de théâtre. Une partie du problème était la qualité du produit offert. En effet, la part du lion allait aux chanteurs surtout importés d’Italie, alors que les miettes étaient partagées entre les compositeurs et les arrangeurs qui, tant bien que mal, tentaient de rapiécer des musiques et des livrets glanés à diverses sources. Handel a le premier écrit un opéra en italien pour la scène londonienne, et son premier essai, Rinaldo en 1711, fut un succès éclatant. La forte impression qu’avait laissé l’opéra était en partie grâce à l’exécution même d’Handel au clavecin. En particulier, l’air d’Armida Vo far guerra comprenait des interludes solos improvisés qu’Handel avait joués avec bravoure.
Au XVIIIe siècle, la seule option pour goûter l’opéra hors saison était d’en faire avec des forces réduites. On peut dénicher d’innombrables versions des grands moments de l’opéra dans des manuscrits et des imprimés d’époque, s’agissant soit d’éditions orchestrales d’ouvertures, de réductions de pièces vocales ou instrumentales pour diverses formations de musique de chambre ou encore de transcriptions pour le clavier. Tout cela nourrissait un vaste marché avide des derniers succès. La maison Walsh a publié un total de 11 volumes de transcriptions pour le clavier uniquement d’œuvres de Handel, chacun bénéficiant de plusieurs rééditions, depuis le premier tome en 1726 jusqu’à la dernière réimpression en 1758. Les morceaux qui s’y trouvent ont été en usage continu très longtemps, assez avant dans le XIXe siècle.
La qualité des arrangements variait beaucoup. En effet, bon nombre étaient le travail de tâcherons, pleins de maladresses et de gaucheries. Parmi les meilleurs, cependant, on retrouve ceux du versatile William Babel (v. 1690-1723), tout à la fois claveciniste, organiste, violoniste, compositeur et arrangeur. Il avait fait paraître plusieurs livres de pièces de clavecin ou « Lessons » qui consistaient surtout en des arrangements d’airs populaires et d’ouvertures mêlés à quelques compositions de son cru. Son plus important recueil, Suits [sic] of the Most Celebrated Lessons, a été publié en 1717. Celui-ci est subdivisé en quatre suites ou « Sets », dont chacune débute par un prélude composé par Babell. Les morceaux du « First Set » proviennent tous de Rinaldo et comprennent deux de ses numéros les plus célèbres, l’Ouverture et l’air Lascia ch’io pianga. Ces arrangements pour le clavier tombent particulièrement bien sous la main et regorgent de fioritures, de riches textures et de passages virtuoses. Quelques types de figurations se retrouvent d’une pièce à l’autre, laissant ainsi entrevoir ce qu’avait pu être le style d’exécution de Babell lui-même. Les ornements particulièrement élaborés qui agrémentent Lascia ch’io pianga montrent bien jusqu’où on osait alors s’éloigner de la lettre d’un texte musical. Les pièces du « Second Set » comportent des airs d’autres productions à succès dont une adaptation de Nicola Haym du Cresco (1714) de Giovanni Polani, l’Antiochus (1711) de Francesco Gasparini et Il Pastor fido (1712) de Handel.
La dernière pièce de ce disque provient du « Fourth Set » ; il s’agit d’une version particulièrement flamboyante de l’air Vo far guerra. L’arrangement en est proprement époustouflant : les sections originalement pour clavecin seul acquièrent ici un poids qui occulte complètement les autres parties de l’air. Charles Burney a dû entendre Babell jouer cette version ou une semblable :
« [M. Babel] a acquis une grande célébrité en tréfilant les airs favoris de l’opéra Rinaldo et d’autres de la même époque, pour en tirer des leçons ostentatoires et brillantes, où par la seule rapidité digitale dans des enfilades de notes, et sans le secours du goût, de l’expression, de l’harmonie ou de la modulation, l’exécutant a pu éblouir l’ignorance et acquérir à peu de frais la réputation d’un grand interprète… M. Babel… contente à la fois la futilité et la vanité. »
Pourtant, John Hawkins, un contemporain de Burney, a noté que les arrangements de Babell « étaient réussis au point de constituer un livre de leçons que peu de personnes à part lui-même pouvaient jouer et qui jouissait depuis longtemps d’une célébrité méritée. » La longue cadence finale m’amène à me demander si J.S. Bach n’aurait pas pu recevoir une copie de Vo far guerra de son fils Johann Christian. La cadence élaborée du Cinquième Concerto brandebourgeois serait alors l’exemple d’un Bach nous offrant une leçon brillante — cette fois avec le secours du goût, de l’expression et de l’harmonie.
Handel lui-même a réalisé des transcriptions pour clavier d’un certain nombre de ses œuvres. Quelques-unes de celles-ci figurent dans les éditions Walsh alors que d’autres subsistent sous forme manuscrite. Terence Best a réalisé une édition de 20 ouvertures d’opéras dans des arrangements vraisemblablement préparés par Handel. Celles de Radamisto et de Semele sont présentées ici. Les arrangements de celles-ci sont peut-être plus tempérés que ceux de Babell, mais la conduite des voix y est plus nette et les tournures harmoniques gauches y sont plus rares.
L’ouverture d’Il Pastor fido (1712) a joui d’une bonne longévité dans diverses versions pour clavier, dans des publication ou en manuscrit. Tout à fait dans l’esprit des transcriptions du XVIIIe siècle, la version entendue ici rassemble plusieurs arrangements. Le mouvement initial combine une version conservée dans diverses sources manuscrites, sans doute de Handel lui-même, avec une version publiée en tant que variante dans le Händel-Gesellschaft de Chrysander. Cette dernière provient d’une copie de l’édition Walsh comportant des notes additionnelles qui, d’après les remarques laissées par son propriétaire du XVIIIe siècle, servaient à montrer « la manière dont Handel les jouait ». La question demeure en suspens, à savoir si les ornements et autres fioritures de cette copie viennent en droite ligne de Handel ; du moins suggèrent-ils très certainement la manière d’ornementer des interprètes du temps. Les trois mouvements centraux sont tirés principalement du quatrième recueil publié par Walsh en 1730. Les deuxième et quatrième mouvements partagent certaines caractéristiques avec l’arrangement par Babell de l’ouverture de Rinaldo, qu’on retrouve dans le même recueil. J’ai apporté quelques changements au deuxième mouvement d’après l’une des versions manuscrites. L’Allegro final amalgame aussi une version manuscrite et l’édition Walsh.
Les trois instruments utilisés pour le présent enregistrement conviennent tout particulièrement à la musique ici entendue. Tous ont été faits à Londres au cours du XVIIIe siècle et ont bien pu servir à jouer ces pièces lorsqu’elles étaient fraîchement écrites. Ils font partie de la Collection Benton Fletcher d’instruments à clavier anciens, à la Fenton House de Londres. Cette collection, surtout constituée par la major George Henry Benton Fletcher au courant des premières décennies du XXe siècle, comprend actuellement dix-neuf instruments à clavier, dont tous sauf cinq ont été fabriqués en Angleterre. Fletcher croyait fermement à la vertu d’entendre la musique ancienne jouée par des instruments d’époque. Sa collection a toujours eu comme mandat de mettre de l’avant les instruments à clavier anglais en état de jouer, dans un cadre approprié. Fenton House, où est aujourd’hui logée la collection, est une demeure magnifique construite à la fin du XVIIe siècle et entretenue par le National Trust. La collection est accessible aux étudiants et aux spécialistes de claviers anciens et figure lors de concerts, de classes de maîtres et de compétitions. La conservatrice actuelle de la collection, Mimi S. Waitzman, a écrit un livre somptueux décrivant en détail les instruments (Early Keyboard Instruments: The Benton Fletcher Collection at Fenton House. Londres, National Trust, 2003).
Le plus ancien des instruments entendus ici a été réalisé par Jacob Kirckman en 1751. La famille Kirckman était l’une des deux fabriques qui dominaient la facture de clavecins à Londres au XVIIIe siècle. Jacob Kirckman, le fondateur, est né en Alsace en 1710 et déménagea à Londres dans sa jeune vingtaine afin de travailler avec Hermann Tabel, un héritier du célèbre atelier Couchet d’Anvers. L’atelier Kirckman a produit une quantité prodigieuse d’instruments, dont plus de 150 sont parvenus jusqu’à nous. L’instrument entendu ici est l’un des plus anciens Jacob Kirckman qui subsistent et l’un des plus simples du point de vue mécanique. Il ne comporte qu’un clavier avec deux rangs de cordes de huit pieds, chacun contrôlé par une manette.
L’autre fabrique de clavecins londonienne d’importance au XVIIIe siècle a été établie par Burkat Shudi, venu de la Suisse en 1718, également pour travailler auprès d’Hermann Tabel. Il fondera son propre atelier en 1729. Un clavecin Shudi de 1761 à un clavier a servi ici pour le « Second Set » de pièces arrangées par Babell. Il a déjà appartenu à la pianiste Fanny Davies (1861-1934), une élève de Clara Schumann. Comme Benton Fletcher, elle s’intéressait à la musique ancienne pour clavier et en a beaucoup joué sur des instruments d’époque plus de 50 ans avant le grand renouveau de la musique ancienne. Il comporte un registre de quatre pieds et deux de huit, et bénéficie d’une innovation proprement anglaise : un « machine-stop » à pédale. Lorsque ce jeu est activé, la pédale peut effectuer un changement instantané de registre et par conséquence un contraste de timbre. Lorsque la pédale est soulevée, on entend les trois registres (8, 8, 4) ; lorsqu’elle est baissée, il ne reste qu’un des huit pieds. Cela permet des effets d’écho, tels qu’entendus ici à la piste 15.
Burkat Shudi a intégré l’ébéniste écossais John Broadwood à son atelier en 1761. En tant que Shudi & Broadwood (et plus tard, uniquement Broadwood), ils ont fourni des clients partout en Europe, dont Frédéric le Grand, l’impératrice Marie-Thérèse et Joseph Haydn. Le clavecin 1770 utilisé ici pour le « First Set » de Babell, les transcriptions Pastor fido et l’arrangement de Vo far guerra est caractéristique des clavecins de la fin du XVIIIe siècle, incorporant des innovations destinées à rivaliser avec le piano naissant. Il comporte deux claviers, deux rangs de cordes huit pieds et deux rangs quatre pieds, ainsi que plusieurs rangées de sautereaux. L’une de ces rangées, le « jeu de nasal » (lute stop, en anglais), pince la corde tout près du sillet, produisant un son très nasal. Une autre, pourvue de plectres en peau de buffle très souple, appelée « jeu de buffle » (harp ou buff stop, en anglais), produit un son un peu feutré, tout indiqué pour des passages doux. Le Largo d’Il Pastor fido (piste 9) comporte une ligne de basse en octaves jouée avec ce jeu. Sur un instrument avec des plectres uniquement en plume ou en plastique, la ligne de basse écrase la mélodie, mais ici l’effet est tout en douceur et orchestral, comme si un violoncelle ou une contrebasse accompagnait la mélodie. L’instrument comporte aussi une rangée de sautereaux avec les habituels plectres en plume. Il est également muni de « volets vénitiens » placés sous la table qui en s’ouvrant et se fermant créent un crescendo ou un diminuendo. Ce dispositif n’a pas servi pour ce disque. Comme sur l’instrument de 1762, le « machine stop » est actionné par une pédale, permettant à l’interprète de changer rapidement d’un registre plein à un registre réduit.
Entendre ces transcriptions jouées sur des instruments d’époque nous permet pour un court moment d’entrevoir la florissante vie artistique de Londres au XVIIIe siècle.
Hank Knox, Montréal, 2008. Traduction : Jacques-André Houle