TELEMANN – Les trésors cachés

« Lully mérite notre estime et Corelli nos louanges, mais c’est Telemann qui est le plus célèbre de tous », affirmait en 1740 le théoricien et compositeur Johann Mattheson (1681-1764), traduisant par là un sentiment qui prévalait, non seulement dans l’Allemagne du maître de Magdebourg, mais également dans la plus grande partie de l’Europe de l’Ouest. Georg Philipp Telemann (1681-1767) fut en effet le compositeur cosmopolite éclectique par excellence, un maître des styles nationaux français et italien, les deux plus importants de son temps; même ses premières œuvres montrent qu’il ambitionnait d’opérer un mélange des meilleurs éléments français, italiens et allemands, ainsi que d’autres inspirés de la musique traditionnelle. « Quiconque possède le discernement nécessaire pour choisir ce qu’il y a de mieux dans les styles de divers pays », écrivait en 1752 Joachim Quantz, « obtient un style mixte… qu’on pourrait appeler à juste titre le style allemand » et qui « ne déplaît ni en Italie, ni en France, ni ailleurs ». Ajoutons que l’éclectique Telemann tendait particulièrement à emprunter des éléments exotiques à des traditions folkloriques aussi diverses que celles de l’Écosse et l’Europe de l’Est. Toutes ces qualités, et plus particulièrement son habileté à composer les genres caractéristiques de l’ouverture-suite et du concerto, se manifestent surtout dans les publications influentes de Hambourg des années 1730, particulièrement dans les Musiques de table (1733), où ces deux formes d’importance capitale se côtoient en échangeant styles et techniques avec une fluidité étonnante. Beaucoup de manuscrits d’œuvres composées par Telemann avant son départ de Francfort pour Hambourg en 1721 foisonnent également d’une musique vive et imaginative qui donne un avant-goût des années 1730. Notre programme offre une sélection des ces « trésors cachés » appartenant, pour la plupart, à cette période formative de la carrière du compositeur. L’oreille de l’auditeur percevra d’emblée, nous l’espérons, que ce sont en effet des trésors, et comme on peut se les procurer en éditions modernes (plusieurs des œuvres que nous présentons ici n’ont connu que tout récemment leur première publication); l’exécution que nous en offrons permet de révéler enfin au public mélomane ces trésors ‘cachés’.

« Je suis grand partisan de la musique française, je l’avoue », écrivait Telemann en 1717 dans une lettre célèbre à Mattheson; l’Ouverture en mi mineur, une de la bonne centaine d’ouvertures-suites qui nous sont parvenues, traduit bien cette passion. Elle se conforme à grands traits à la structure établie par les lullistes germanophones imitateurs de Jean-Baptiste Lully (1632-87), où une ouverture française (section centrale et souvent fuguée introduite et fréquemment encadrée par une musique plus lente et majestueuse, au rythme pointé) introduit un enchaînement de mouvements de type chorégraphique, dont plusieurs portent des titres descriptifs français. Telemann raconte, dans son autobiographie parue en 1718, comment il a étudié le style français à la cour d’influence française du comte Erdmann II von Promnitz de Sorau (l’actuelle ville polonaise de Żary), qui fut son employeur de 1705 à 1708. « Je me procurai la musique de Lully, de Campra et d’autres illustres compositeurs… l’étudiai à fond et m’y consacrai entièrement, non sans un certain succès », écrit-il. Il laisse entendre qu’il a composé, entre 1705 et le moment où il écrit, soit en 1718, environ deux cents ouvertüren, un nombre tellement imposant, qu’on présume qu’il inclut toutes ses suites, et non seulement celles dites « orchestrales ».

Notre programme débute par l’Ouverture en ré majeur, l’une des meilleures et des plus distinctives des premières ouvertures-suites du compositeur (les premières parties de Darmstadt, préparées vers 1723, sont probablement postérieures à sa composition). Telemann y juxtapose les éléments français et italiens avec une remarquable fluidité, comme il convient au premier maître de la forme instrumentales baroque typiquement allemande qu’est la Concertouverture, ou suite concertante, sous-genre hybride qui voit introduire des éléments du concerto dans la suite française. Vers la fin des années 1740, le théoricien Johann Adolph Scheibe (1708-1776) demandait cependant aux compositeurs d’user de retenue et de prudence dans l’introduction d’éléments du concerto dans la suite, accordant leur préférence au simple contraste antiphonique et à la variété texturale, plutôt qu’à la figuration excessive et à la flamboyance des solos. Comme ses principes s’inspiraient probablement de Telemann, on ne s’étonnera pas de voir les styles, dans cette œuvre, se fondre avec un ordre et un goût typiquement français.

Cette subtile tension entre les genres et les styles se manifeste dès l’Ouverture, où la première section aux rythmes pointés typiquement français est suivie, non pas d’un simple fugato, mais d’un mouvement de concerto basé sur le principe de la ritournelle. Quelques-uns des mouvements de la suite (en particulier Menuet II, Entrée et Passepied II pour trio à vent ‘français’) sont d’un pur style français, tandis que d’autres mouvements regorgent de surprises. L’Ouverture, par exemple, se rattache physiquement au Menuet I (où les violons en octaves anticipent le monde sonore créé par Mozart dans sa Serenata Notturna, K239) par un accord de septième dominante; une flûte à bec ajoute de la brillance aux violons dans la Loure; l’arrangement léger, souvent à trois parties, des Furies ouvre une perspective italianisante sur un vieux favori lullien; la massive Chacconne Française explore l’accouplement à l’octave des hautbois et des violons et l’Air final, Sérieusement-Viste, combine vents et cordes en une riche harmonie à six voix.

Les deux œuvres suivantes du programme, soit le Concerto en do majeur et le Concerto en sol majeur, révèlent une tout autre facette du compositeur : aficionado du concerto à l’italienne, il fut en effet l’un des tout premiers compositeurs allemands à s’attaquer à la composition de concertos solos à la vénitienne, à la suite de leur arrivée au début du dix-huitième siècle; il semble s’y être beaucoup adonné lors de son séjour à Eisenach (1708-1712), où il fut d’abord Konzertmeister, puis Kapellmeister auprès du duc Johann Wilhelm de Saxe-Eisenach. Dans une réflexion de 1718 sur cette période, il écrivait : « comme j’aime le changement, je me suis également essayé à la composition de concertos. J’avoue, à cet égard, que je n’y ai jamais vraiment mis tout mon cœur, bien que j’en aie déjà composé un nombre considérable ». Malgré ces réserves, une ferme aversion à l’égard de la virtuosité pour la virtuosité et une passion indéfectible pour la musique française, Telemann a apporté une contribution importante à l’évolution naissante du concerto en Allemagne.

Tout en favorisant la structure à quatre mouvements préférée par le compositeur et empruntée à la sonate instrumentale, plutôt que celle, plus familière, à trois mouvements que préféraient les Vénitiens, ces deux concertos diffèrent sous d’autres aspects. Le concerto en sol majeur de Telemann, composé vers 1716 et à coup sûr l’un des premiers concertos solos d’un compositeur allemand, impressionna Jean-Sébastien Bach au point qu’il s’inspira de son premier Andante pour le deuxième mouvement de son concerto en fa mineur pour clavecin (BWV1056). Chose intéressante à observer, la partie solo de Telemann (marquée ‘Hautbois ver Traversiere’), était originellement pour hautbois, mais il en fut rapidement rédigé un manuscrit secondaire (vers 1717-1722) pour flûte, sans doute pour plaire au prince héritier Friedrich Ludwig, de la cour de Württemberg-Stuttgart, flûtiste à ses heures, ce qui donne un concerto à la fois pour hautbois et pour flûte! La détérioration des parties manuscrites a malheureusement rendu illisibles la plus grande partie de la basse continue, de même que des fragments de parties pour les cordes, qu’on a dû retoucher. La qualité de la musique justifiait cependant ces efforts : on relève, parmi ses parties les plus intéressantes, le solo de la cantilène lyrique de l’Andante initial, l’écriture idiomatique du solo et le dialogue du Vivace, la qualité dramatique de l’Adagio, du genre récitatif (une caractéristique frappante de nombreux autres concertos antérieurs de Telemann) et la richesse de la texture à cinq parties du finale. Le concerto en do majeur comporte par ailleurs un concertino – sonate en trio évocateur du concerto grosso corellien et s’inspire plutôt de Rome que de Venise pour sa partie italienne. Cette œuvre hybride a pourtant un fort accent français : son recours aux solos pour bois est redevable à Lully et à ses disciples, tandis qu’on perçoit nettement l’influence de la musique de danse française : le premier mouvement est en forme de rondeau et le troisième exploite le rythme de la sarabande; témoignent également de cette influence les indications de modes. Les parties provenant de Darmstadt (copiées vers 1726-1730, un peu après la date de leur composition) ont pour titre « Concerto alla Francese »; elles appartiennent au sous-genre de ces concertos « au parfum français », comme l’affirme fièrement Telemann dans son autobiographie de 1718.

Nous concluons notre programme avec deux ouvertures-suites extrêmement variées. Dans son ouverture-suite en mi mineur, de composition relativement tardive, Telemann adopte une pratique plus ancienne consistant à extraire les divers mouvements d’œuvres théâtrales, car certaines d’entre elles provenaient probablement de son propre opéra de Hambourg Omphale (1724), perdu depuis. Cette suite a cependant une coloration française beaucoup plus subtile : coup de maître, il calque étroitement trois de ses mouvements (Bourrée, Les Jeux et Les Magiciens) sur la musique de l’opéra Omphale, composée bien antérieurement par le Français André Cardinale Destouches (1672-1749). L’imitation représentait dans ce cas la forme la plus sincère de la flatterie, car ce ne fut pas la seule occasion où Telemann emprunta au Français. On perçoit immédiatement la coloration plutôt sombre de l’ensemble de l’œuvre dès les premières mesures de l’Ouverture, dans laquelle le sujet plutôt conventionnel de la fugue rappelle ses premiers essais dans le style français et persiste tout au long des Magiciens, pour se poursuivre dans les tirades violonistiques (et tout à fait françaises) du Menuet en Rondeau. Seule, la petite Pastorale en sol majeur offre un moment de détente, où la rusticité d’une basse bourdon accentue sa galante simplicité.

L’Ouverture en mi bémol majeur est l’une des trois œuvres qui nous restent sur les six publiées par le compositeur sous le titre de Six Ouvertures à 4 ou 6. Dessus, Hautcontre, Taille, Basse et 2 Cors ad libitum, à Hambourg en 1736, et dont les deux copies se sont perdues en 1945. Cette composition, la plus récente de notre programme, illustre bien la maturité, la variété des motifs et le recours fréquent à la forme binaire (on y décèle des signes évidents de la forme de la ‘protosonate’) qui caractérisent sa musique de danse des années 1730 en général et les trois ouvertures-suites Musiques de table en particulier, cette œuvre est cependant conçue à une échelle beaucoup plus restreinte et fait abstraction de leur fascinante écriture concertante. L’Ouverture comporte une section fuguée enjouée, encadrée par des sections externes dont les rythmes saccadés sont adoucis par une musique plus aérienne et une basse bourdon, tandis que les mouvements suivants sont tellement galants, que même Les Gladiateurs et Les Querelleurs en paraissent plus enjoués que belligérants.

© Ian Payne, MMVII Leicester, Angleterre Traduit par Louis Rémillard

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