Un fait demeure étonnant dans l’histoire de la musique: malgré que les pays germaniques aient, avant 1700, donné naissance à de nombreux grands musiciens, il faut attendre le XVIIIe siècle pour que l’Allemagne prenne vraiment conscience de son importance sur le plan musical. Et ce n’est pas un mince paradoxe que ce sentiment national se soit d’abord développé non sur un principe d’opposition à l’étranger, mais bien à partir de l’intégration des deux styles musicaux qui se partageaient l’Europe d’alors, l’italien et le français.
Depuis plus d’un siècle, les Italiens favorisaient la voix et le violon, cultivaient tant la mélodie sensible et expressive que la virtuosité la plus débridée, et leurs traits frisaient parfois l’extravagance; les Français, qui avaient perfectionné flûtes et hautbois, proposaient, quant à eux, une musique vive, tendre, concise, avec les formules rythmiques variées qui caractérisaient de nombreux types de danses. Les compositeurs des autres pays écrivaient selon les cir-constances dans l’un ou l’autre style, mais vers 1710 l’idée de leur fusion devient la base d’un programme esthétique d’envergure. Certes, la « réunion des goûts » étaient chère aux musiciens français eux-mêmes, mais, plus encore que les Couperin, Bernier et Campra, ce sont les maîtres allemands qui la mèneront à bien. Ainsi Joachim Quantz écrit en 1752 dans son traité de flûte que « lorsqu’on sait faire un choix juste parmi les goûts musicaux d’autres peuples, il en résulte une sorte de goût mitoyen », et que « c’est un goût de ce genre que l’on peut, sans immodestie, appeler aujourd’hui le goût allemand »; il ajoute que ce n’est « pas seulement parce que les Allemands en ont les premiers trouvé la formule, mais parce que nous le voyons prospérer depuis nombre d’années, et qu’il ne semble pas que, ni en Italie ni en France, il ait déplu ».
Les Allemands écrivaient donc des sonates et des concertos italiens, ainsi que des suites de danses à la française précédées d’une ouverture dans le style de Lully, forme constituée d’une introduction majestueuse de rythme pointé et d’un fugato rapide. Le goût mélangé se présente au départ comme une juxtaposition, mais bientôt on intègre dans les compositions types des caractéristiques du genre rival: le concerto emprunte à la danse et devient plus « symphonique », tandis que la suite fait concerter des instruments solistes.
Conjointement, les formes se développent et, au moment même où les Français la délaissent, les Allemands donneront à l’ouverture une ampleur nouvelle. Sans compter que des éléments rythmiques et mélodiques issus des musiques populaires germaniques et polonaises ajoutent parfois des saveurs locales très appréciées. Puis, les modèles perdront leur prestige, si bien que Wilhelm Hertel déclarera en 1758: « En musique, nous sommes arrivés à nous passer des étrangers, et nous savons utiliser les beautés mêmes des musiques italienne et française plus habilement, et avec plus de profondeur. » Parmi les artisans et les défenseurs de ce projet esthétique, Georg Philipp Telemann se tient au premier rang. Lui qui se félicitait, dans une de ses autobiographies, d’avoir « eu la chance de faire la connaissance de beaucoup des musiciens les plus renommés de différentes nations » montre à Hambourg, où il est établi depuis 1721, une activité débordante. Il enseigne au Johanneum, dirige la musique des cinq principales églises de la ville, s’occupe de la direction artistique de l’Opéra, compose pour toutes les occasions et envoie régulièrement sa musique aux Cours de Bayreuth et d’Eisenach. Il publie également plus de quarante recueils entre 1725 et 1740, dont plusieurs sont gravés, annoncés et vendus par ses propres soins. Ainsi, on pouvait lire dans un journal hambourgeois en 1732: « Les amateurs de musique ont à attendre l’année prochaine une grande œuvre instrumentale nommée Musique de table, de la plume de Telemann. […] On souscrit au début de chaque trimestre et les noms des souscripteurs seront imprimés en annexe dans l’œuvre. »
Avec un excellent battage publicitaire et les contacts que Telemann entretient avec distributeurs et libraires de Berlin, de Leipzig, de Nuremberg, de Francfort, de Londres et d’Amsterdam, sa Musique de table remporte immédiatement un vif succès: près de deux cent cinquante souscripteurs ont répondu à l’offre, des magistrats, des ministres, des ecclésiastiques, des bourgeois, des maîtres de chapelle et des musiciens de tous niveaux. Dans les Allemands de la liste, on trouve Georg Pisendel et Joachim Quantz, celui-ci ayant à lui seul commandé six exemplaires. Plus de vingt souscriptions proviennent du Danemark, de Norvège, d’Espagne, de Hollande et de Suisse — seule l’Italie manque à l’appel —, tandis que d’Angleterre la liste mentionne « Mr Hendel, docteur en musique ». Mais c’est en France que le recueil est le mieux reçu en dehors de l’Allemagne: trente-trois noms, dont celui du flûtiste Michel Blavet, figurent sur la première édition.
L’ouvrage se présente en trois « productions », c’est à dire en trois volumes ordonnés de la même façon, chacun comprenant une ouverture avec sa suite de danses et de pièces de caractère, un quatuor, un concerto, un trio, un solo — en fait une sonate avec basse continue — et une « conclusion » qui, avec la même instrumentation que l’ouverture, se présente comme le dernier mouvement de la suite et consacre l’aspect cyclique voulu par Telemann pour chacune des trois productions. À l’époque, on publiait par groupes de six ou douze des œuvres de même genre; ainsi, faisant exception à cet usage, la Musique de table n’en témoigne que davantage de la position du compositeur face à la réunion des goûts. Bach lui-même montrera la même préoccupation esthétique lorsqu’il consacrera en 1735 le second volet de sa Clavier Übung à un Concerto nach Italianische Gusto et à une Overture nach Französische Art .
Le titre dont Telemann coiffe sa publication peut donner à penser que les œuvres qu’elle contient ne sont que des musiques d’ameublement, sorte de fond sonore à diverses activités gastronomiques. Outre le fait que cet usage n’est évidemment pas exclu — comme pour toute musique de chambre —, un titre comme Ouvertures, Concertos et Sonates aurait sans doute eu moins d’impact publicitaire, et les ouvrages musicaux écrits et publiés en référence à la table étaient légion depuis le début du siècle précédent. Le Taffel-Consort que Thomas Simpson publie à Hambourg en 1621, les Partitas de la Mensa sonora de Heinrich Biber, parues en 1680, ou les Simphonies pour les souper du Roy de Michel-Richard Delalande, entre autres exemples, répondaient tant à l’esthétique baroque de la correspondance des activités humaines et de l’union des plaisirs qu’à la politique qui visait à faire concourir les arts à la grandeur du prince.
Non exempte de visées pédagogiques, la Musique de table se présente d’abord et avant tout comme une grande école de jeu instrumental, où Telemann se plaît, comme il le recommande dans un de ses écrits, à donner « à chaque instrument ce qui lui convient », afin que tous y trouvent du plaisir. Peut-être plus qu’ailleurs, Telemann s’est ici surpassé: la richesse mélo-dique, la variété et l’ingé-niosité font merveilles et transcendent les formes établies. Dans cette « première production », que l’Ensemble Arion nous propose — le Quatuor en moins —, il faudrait tout louanger: la liberté du jeu des deux violons dans la Sonate en trio, la délicatesse des mouvements lents de la Sonate pour flûte, mais surtout l’extraordinaire traitement orchestral et motivique du Concerto pour flûte, violon et violoncelle — ce dernier instrument joue solo par endroit, bien qu’il ne soit pas mentionné dans le titre —, qui en fait, avec son élégance déjà presque classique, l’un des plus beaux concertos de son temps.
Nul doute qu’un ensemble de cette qualité ait contribué à l’émergence du sentiment artistique et intellectuel des Allemands, et aidé à la prise de conscience de leur génie dans le domaine musical. Dans une lettre à un ami, Telemann écrivait: « Cette œuvre, espérons-le, contribuera un jour à ma gloire ». Quand on considère la faveur dont elle jouit aujourd’hui et sa place dans l’histoire, on peut aisément affirmer que son vœu s’est réalisé.
© François Filiatrault
1730-1760: jamais tiers de siècle ne demanda à un peuple tel sursaut, tel affouillement, tel enfantement: un tête-à-tête aussi vertigineux avec toutes les possibilités spirituelles de mondes voisins, établis, couronnés, en pleine possession d’eux-mêmes. […] En moins de vingt-cinq ans, le bourgeois allemand aura pris conscience, par des œuvres de fond, non seulement de sa vie, mais de sa philosophie musicale. Il a déblayé son jardin. Il a pris ses positions essentielles. Il a fait entrer sa musique, par-delà la pratique cultuelle ou familiale, dans les grandes lignes de sa vie spirituelle. Dans la philosophie allemande de la vie qui s’élabore face au Welsche, il a donné à la musique sa place exacte: au premier plan.
Marcel Beaufils, Comment l’Allemagne est devenue musicienne (1942), 1983.