Spider : Tout le monde sait que les lumières sont des notes. La lumière, au fond, c’est aussi juste la vibration d’une note. C’est comme ça pour tout.
Monica : Cette seule note-là rend tout le reste tellement insignifiant.
– Frank Zappa, A Different Octave, Civilization Phaze III
Aujourd’hui, Johann Sebastian Bach (1685-1750) resplendit au sommet du Parnasse comme le plus brillant compositeur de tous les temps. Durant sa vie, cependant, il était moins célèbre pour ses qualités de compositeur que pour ses prouesses au clavier. Malheureusement, à l’époque de sa mort en 1750, les technologies de l’enregistrement sonore n’étaient encore que chose du futur; mais il est toujours possible d’entendre de pâles échos de son jeu à travers les témoignages de ses contemporains, ainsi qu’en faisant revivre ses partitions par le truchement de nos doigts.
Il existe de nombreux témoignages du temps de Bach concernant son immense maîtrise du clavier. Deux parmi ceux-ci sont particulièrement éloquents : sa nécrologie, écrite par son fils, Carl Philipp Emanuel et son élève, J.F. Agricola, et sa première biographie, publiée par Johann Nikolaus Forkel en 1802. Ces témoignages nous donnent une bonne idée du brillant de son jeu. Sa nécrologie affirme fièrement : « On ne nous aura nulle rancune si nous avons la hardiesse d’affirmer constamment que notre Bach a été le plus grand claveciniste et organiste qu’on ait jamais eu. »
Né en 1685 dans une famille de musiciens, Bach a d’abord appris le violon avec son père. Ses deux parents meurent quand il a dix ans et ce sera son frère aîné, Johann Christoph, qui s’occupera désormais de Jean-Sébastien et qui, lui-même organiste, prodiguera à son cadet l’essentiel de ses leçons au clavier. Bach n’a jamais reçu d’enseignement formel en composition, mais a plutôt acquis ses connaissances du contrepoint et de l’harmonie en étudiant les œuvres d’autres compositeurs. Parmi ses modèles, l’on compte les œuvres pour le clavier d’éminents compositeurs allemands tels Reincken, Pachelbel, Böhm et Buxtehude. Les œuvres d’Italiens tels Steffani et de Français tels Marais et Lully viennent compléter l’éducation du jeune Bach. Plus tard, ses connaissances seront enrichies par l’étude des œuvres pour clavier de Frescobaldi et d’œuvres instrumentales d’Albinoni, Corelli et Legrenzi, plusieurs desquelles il transcrira pour le clavier. Nous savons que Bach admirait la musique instrumentale française qu’il avait entendue adolescent. Il a étudié, par exemple, les œuvres pour le clavier de D’Anglebert, Lebègue, Dieupart et de Grigny. Il étudia également d’importants compositeurs du passé, dont Palestrina. Sa découverte dans la vingtaine des concertos de Vivaldi devait marquer profondément sa conception de la forme en musique. Tout au long de sa carrière, Bach s’est évertué à se familiariser avec les œuvres de ses compatriotes allemands, dont Telemann, Graun et Handel, en plus des compositeurs français et italiens.
Bach se révéla très tôt un interprète de grand talent, ce qui lui valut son premier poste d’organiste à l’âge de 18 ans. À 23 ans, il était déjà organiste à la cour du duc de Weimar, y devenant Konzertmeister en 1717. De nombreux concerts de cette période sont documentés, dont le répertoire devait laisser une bonne place aux compositions de Bach de ces années-là ainsi qu’aux improvisations qui les avaient inspirées. Le succès de ces œuvres est attesté par la quantité relativement importante de copies qui en subsiste. La nécrologie affirme que les œuvres de jeunesse de Bach ont deux sources : le développement rapide de sa virtuosité au clavier et sa « contemplation des œuvres des compositeurs de l’époque, compositeurs célèbres et profonds ».
Les œuvres de jeunesse de Bach pour le clavier mettent en équilibre plusieurs éléments empruntés à ses modèles : la virtuosité technique, les compositions à caractère improvisé, la polyphonie savante et des harmonies expressives et souvent inhabituelles.
Au moment où il a quitté son poste à Weimar, en 1718, Bach avait déjà une grande renommée comme virtuose au clavier. Forkel nous apprend que lors de ses improvisations, on pouvait voir Bach « parcourir avec vélocité le clavier d’un bout à l’autre; prendre avec les deux mains autant de notes que les doigts en peuvent embrasser, et ravager ainsi l’instrument d’une façon sauvage, jusqu’à ce qu’ils aient par hasard trouvé une place pour se reposer ». Toutes les pièces de concert n’étaient cependant pas improvisées. Carl Philipp Emanuel divisait les œuvres de son père en deux grandes catégories : celles « dont il prit la matière dans ses improvisations au clavier » et celles qui furent composées « sans aucun instrument, mais… ensuite essayées sur ces mêmes instruments ». Avant d’entreprendre une improvisation, il jouait fréquemment une composition afin d’aiguiser son imagination.
Les œuvres entendues sur ce disque ont été choisies pour illustrer la variété d’œuvres que Bach a jouées tout au long de sa vie, depuis la Toccata en mi mineur de sa jeunesse à un mouvement tiré de l’Offrande musicale, publiée en 1747, trois ans seulement avant sa mort. On y entendra à la fois des œuvres « dont il prit la matière dans ses improvisations » et qui furent composées « sans aucun instrument ».
La Toccata en mi mineur, BWV 914 est connue uniquement par des copies manuscrites d’après un original perdu. Nous ne connaissons pas sa date de composition, mais on suppose que Bach l’a écrite quand il était dans la vingtaine. Des sections d’allure libre et improvisée alternent avec une double fugue sévère puis une fugue virtuose à trois voix. Les accords brisés de l’Adagio montrent l’influence des suites pour clavier de Böhm (elles-mêmes d’inspiration française) tandis que la fugue finale semble avoir été retravaillée d’après une œuvre d’un compositeur italien inconnu.
Voici comment Forkel nous parle de l’aisance de Bach au clavier ainsi que de son exceptionnelle maîtrise de l’harmonie : « Quand il improvisait, les vingt-quatre tons étaient en sa puissance… Je puis citer à l’appui de mon dire sa Fantaisie chromatique… Il en était de même de ses improvisations, sauf que souvent elles étaient beaucoup plus libres, beaucoup plus brillantes et expressives… Cette Fantaisie est unique dans son espèce et n’a jamais eu sa pareille. » Il parle ici de la Fantaisie chromatique et fugue, BWV 903. Il s’agit en effet d’une œuvre incomparable. Bach l’a sans doute composée au cours de ses années de service auprès du prince d’Anhalt-Cöthen (1717-1723). Nous savons que Bach, en 1719, a apporté de Berlin à Cöthen un magnifique clavecin à deux claviers fabriqué par Michael Mietke. Il se pourrait qu’il ait écrit sa Fantaisie chromatique ainsi que l’extravagante cadence de clavecin du Cinquième Concerto brandebourgeois pour montrer les possibilités de l’instrument. Bach semble avoir révisé l’œuvre quand il était à Leipzig (1723-1750) et l’a peut-être jouée aux concerts publics du Collegium musicum qu’il y organisait à partir de 1729. Manifestement issue de l’improvisation, la Fantaisie chromatique illustre sans doute à merveille le jeu improvisé de Bach qui impressionnait tant ses contemporains.
La Fantasia en do mineur, BWV 906 nous est parvenue en deux manuscrits autographes distincts — des copies au propre en vue d’une publication ou pour présentation à un mécène. L’œuvre est divisée en deux parties, à la manière d’une sonate de Domenico Scarlatti, et comprend des croisements de mains, des arpèges, des gammes chromatiques ascendantes et descendantes et la récapitulation du matériau initial. L’une des copies semble dater d’entre 1726 et 1731, une époque où Bach publiait les suites qui composent la première partie de son Clavierübung. Une sonate de forme binaire telle que celle-ci était à la fine pointe stylistique et il se peut que Bach ait songé à en faire le début de la deuxième Partita avant d’opter pour une autre pièce. L’autre version de cette Fantasia, qui comporte une fugue inachevée, date d’environ 1738, alors que Bach constituait le second livre de son Clavier bien tempéré. Peut-être Bach a-t-il pensé l’inclure dans le recueil, avant d’opter pour le Prélude et Fugueen do mineur qui nous est parvenu.
Comme Bach avait envisagé coupler cette Fantasia avec une fugue, j’ai choisi de la faire suivre ici d’une fugue datant de la dernière décennie de la vie de Bach, le Ricercar tiré de l’Offrande musicale. Ce dernier recueil, publié en 1747, est l’une des rares œuvres instrumentales dont on peut retracer les origines et déterminer l’occasion pour laquelle elle fut écrite. Elle résulte de la visite de Bach à la cour de Frédéric le Grand en mai 1747, peut-être pour visiter son fils Carl Philipp Emanuel, membre de l’entourage musical du monarque. À son arrivée à Potsdam, Bach fut convoqué pour jouer devant le roi lors du concert de musique de chambre en soirée. Le roi, lui-même musicien, proposa à Bach un thème sur lequel improviser, suivant quoi, nous dit la nécrologie, il s’ « exécuta immédiatement au piano-forte pour le plaisir particulier de Sa Majesté… Après son retour à Leipzig, il mit sur le papier une pièce à trois voix et ce que l’on appelle un Ricercare à six voix, outre quelques pièces sur le thème que lui avait donné Sa Majesté, puis il dédia l’œuvre gravée sur cuivre, au roi. » Ce recueil, l’Offrande musicale, avait été soigneusement calculé pour impressionner l’un des souverains les plus puissants d’Europe. Il est écrit dans un style au goût du jour tout en étant à caractère savant et érudit, taillé sur mesure pour l’un des plus importants mécènes des sciences et du savoir dans l’Allemagne des Lumières.
L’Ouverture à la française, BWV 831 a été publiée à Leipzig en 1735 dans le deuxième volume du Clavierübung. Bach semble avoir voulu que cette série soit un aperçu encyclopédique de toutes les formes possibles de composition pour le clavier. Ce Livre II illustre les possibilités du concerto instrumental italien ainsi que la suite d’orchestre française telles que réinterprétées au seul clavier. L’Ouverture, peut-être inspirée du monumental Huitième Ordre de François Couperin, tiré de son recueil de 1717, représente l’apogée de la relation de Bach avec la musique française et réussit à rendre l’essentiel de l’harmonie, du rythme, de l’ornementation et des formes françaises. Contrairement aux recueils semblables d’autres compositeurs, les pièces du Clavierübung n’étaient pas destinées aux amateurs et avaient le statut d’œuvres achevées et difficiles d’exécution. Il est probable que Bach ait lui-même joué cette suite dans plusieurs des concerts qu’il donna dans les années 1720 et 1730, dont dans le cadre de son Collegium musicum, et elle a peut-être même figuré au programme d’un concert qu’il donna à Dresde en 1736.
Ainsi que nous le dit la nécrologie : « Quand il improvisait, comme ses idées étaient originales, neuves, expressives, belles ! Avec quelle perfection il les mettait en pratique ! » Tant qu’il ne sera pas possible de voyager dans le passé, on ne peut qu’imaginer l’effet du jeu de Bach, aidé en cela par le sentiment de beauté et l’exaltation sans fin que procurent les œuvres qu’il confia au papier.
Un mot sur la croix musicale
La croix musicale illustrée plus haut est en réalité l’épellation musicale du nom de Bach. Dans la notation allemande, il est possible d’épeler B-A-C-H avec des notes sur une portée. La note si bémol s’écrit B en allemand et la note si bécarre est H. Il arrivait à Bach d’insérer son nom en tant que mélodie dans une œuvre :
En utilisant une variété de clefs, il devient possible d’utiliser une seule note pour chaque nom de note. Dans la croix musicale ci-dessus, si l’on commence à gauche pour tourner dans le sens des aiguilles d’une montre, la première clef de sol indiquant un si bémol donne à la note au milieu de la portée le nom ‘B’; la clef d’ut 4 qui suit donne à la même note le nom ‘A’; à sa droite la clef d’ut 3 la nomme ‘C’; et la dernière clef de sol avec un bécarre la nomme ‘H’. Ainsi, en observant cette seule note de tous côtés, on peut trouver Bach…
– Hank Knox
Traduction : Jacques-André Houle.