VIVALDI – Chiaroscuro

Au tournant des années 1700, le concerto grosso était le genre instrumental dominant. Mais pour certains jeunes compositeurs, ce dernier avait fait son temps et ne répondait plus à leur sensibilité. Sans doute influencés par les grands airs de l’opera seria, des compositeurs comme Giuseppe Torelli, Tomaso Albinoni et Antonio Vivaldi ressentirent le besoin de faire chanter leur instrument de façon individuelle. C’est ainsi qu’est née l’idée du concerto de soliste.

C’est sous l’impulsion d’Antonio Vivaldi (1678-1741), qui y fut d’abord maestro di violino (à partir de 1703), puis maestro dei concerti (à partir de 1716) que l’orchestre de l’Ospedale della Pietà de Venise devint l’un des orchestres les plus réputés d’Europe. Et ce n’était pas là un hasard : les gouverneurs de l’établissement avaient à cœur le perfectionnement continuel des jeunes musiciennes. De plus, presque tous les instruments en usage y étaient intégrés.

Par sa fonction de maître des concerts, Vivaldi devait produire un grand nombre d’œuvres pour son orchestre. Il avait la chance d’avoir à sa disposition le meilleur des bancs d’essai pour ses expériences sonores : des musiciennes accomplies qui pouvaient jouer parfaitement de tous les instruments. Comme un peintre, il avait la possibilité d’opposer ou de fondre les timbres et les couleurs pour obtenir une multitude d’effets.

Ces jeux de contrastes, il les goûtait dans l’opposition entre soliste et tutti. Il les transposait au niveau de la forme et du rythme lorsqu’il privilégiait la structure tripartite (vif-lent-vif). Vivaldi poursuivait son jeu dans les mouvements de forme ritournelle, quand il s’amusait à varier l’accompagnement du soliste (basse continue, violons et altos, violoncelle ou clavier seul, tutti).

Il insufflait dans les mouvements rapides un jaillissement d’idées et une virtuosité encore jamais entendus. Alors que dans les mouvements lents qui s’inspiraient de l’arioso d’opéra ou encore de mouvements de danse (sicilienne, etc.), il se laissait doucement bercer par la poésie, par le rêve ou par la mélancolie.

Pour tout cela, il se laissait guider par son tempérament passionné. Charles de Brosses, qui fit la connaissance de Vivaldi lors de son séjour en Italie, en 1739-1740, le décrivit en ces termes :« c’est un vecchio [vieux] qui a une furie de composition prodigieuse. Je l’ai ouï se faire fort de composer un concerto, avec toutes ses parties, plus promptement qu’un copiste ne le pourrait copier.» N’a-t-il pas composé son opéra Tito Manlio en cinq jours ? Et que dire des quelque 550 concertos qu’il écrivit !

Cette «furie», Vivaldi la vivait également en tant qu’interprète, ainsi que le consigna J.J.A. von Uffenbach dans son journal, le 4 février 1715: «Il avait les doigts à un fétu de paille du chevalet, au point qu’il n’y avait plus de place pour l’archet, et cela sur les quatre cordes avec des fugues [des imitations] et une rapidité incroyable.»

Vivaldi a composé 39 concertos pour basson. Parmi ceux-ci, deux sont incomplets. Après le violon, auquel le Vénitien a consacré quelque 230 concertos, le basson est l’instrument pour lequel il en a écrit le plus grand nombre. Ses concertos pour basson font d’ailleurs partie d’un important fonds musical préservé à la Bibliothèque Nationale Universitaire de Turin, qui contient plus de 450 œuvres de Vivaldi conservées, en grande partie, sous forme de manuscrits autographes.

Que Vivaldi ait composé une si grande quantité de concertos pour le basson est pour le moins déroutant car, depuis le début des années 1650, cet instrument, ou plus précisément son ancêtre la douçaine, avait connu un long déclin et n’était plus guère entendue à Venise comme instrument soliste. Conçu dans les années 1660-1670 dans les ateliers parisiens des Hotteterre, le nouveau basson, développé également à Amsterdam et à Nuremberg, gagna en popularité vers 1680. Pour des raisons obscures, il fit son apparition plus tardivement à Venise.

Mais pour qui Vivaldi composa-t-il ces concertos? Pour Giuseppe (ou Gioseppino) Biancardi, un bassoniste à qui fut dédié le concerto RV 502? Malheureusement, on ignore tout de ses activités, si ce n’est qu’il était membre, en 1727, de l’Arte de’Sonadori (Guilde des instrumentistes) de Venise. Pour la cour du comte Wenzel von Morzin à qui fut dédié le concerto RV 496? Le comte Morzin fut également le dédicataire de l’Opus VIII, qui contient Les Quatre saisons. Vivaldi les composa-t-il plutôt pour une musicienne de la Pietà? Malgré le témoignage de certains visiteurs qui comptèrent le basson parmi les instruments qu’ils y avaient entendus, les archives de cette institution ne font mention d’aucun professeur de basson, ni même de l’achat d’un instrument ou d’anches. Le débat reste ouvert, mais une chose est certaine : les concertos pour basson de Vivaldi, compte tenu de leurs difficultés techniques et de la qualité de leur contenu musical, étaient destinés à un virtuose accompli.

Même s’il est difficile de les dater avec précision, on estime que le gros de cette production fut composé entre 1728 et 1737. L’écriture de la partie de basson dénote une profonde connaissance des capacités techniques et des ressources expressives de l’instrument que Vivaldi sait exploiter tant dans son registre grave que dans son registre ténor. Il n’hésite pas à utiliser des éléments de langage normalement utilisés par les instruments à cordes, tels les arpèges, les gammes rapides, les sauts du registre grave au registre ténor.

Composé vers 1734-1735, le Concerto pour basson en la mineur RV 497 est une œuvre aux éclairages des plus contrastés, particulièrement au début de l’Allegro molto où les accents véhéments de la ritournelle s’interrompent brusquement sur un long silence (point d’orgue) pour laisser momentanément la place à un passage pianissimo confié aux violons et aux altos, avant de reprendre tout aussi soudainement son discours impétueux.

Plus sage, le Concerto pour basson en sol majeur RV 493 laisse indéniablement transparaître l’influence du style galant. Ses deux mouvements rapides, d’une gaieté teintée d’une certaine sérénité, encadrent un Largo empreint d’un lyrisme d’une grande beauté.

Plusieurs considèrent le Concerto pour basson en mi mineur RV 484 comme l’un des plus réussis de Vivaldi. L’Allegro poco initial trouve sa source dans le seul mouvement qui ait été conservé du Concerto pour flûte traversière RV 432. C’est une œuvre à l’inspiration langoureuse dans l’Andante, vigoureuse et intense dans les mouvements extrêmes, notamment dans l’Allegro final dont l’élan irrésistible est typiquement vivaldien.

Jovial et exubérant, le Concerto pour basson en si bémol majeur RV 503 est riche en idées mélodiques et rythmiques. Le joyau en est le Largo dont l’ample introduction orchestrale, en deux parties contrastées, précède les tendres mélopées du basson. Un bref tutti, dont les notes détachées créent un effet inattendu, met un point final à ce mouvement de façon inopinée.

Vivaldi composa une quinzaine de concertos pour la flûte traversière. Les plus célèbres sont les six concertos de l’Opus X, publiés vers 1728 chez Le Cène à Amsterdam. Ce recueil rassemble des œuvres qui sont probablement les premiers concertos à avoir été composés pour la flûte traversière. Selon certains spécialistes, ils seraient plus anciens : Vivaldi les aurait écrits au milieu de l’année 1710. Huit des neuf autres concertos pour flûte sont consignés dans des manuscrits autographes conservés à Turin.

La flûte traversière baroque, mise au point elle aussi dans les ateliers parisiens des Hotteterre aux alentours de 1670-1680 ne fit son apparition en Italie que vers les années 1710-1720. Cependant, elle devint rapidement un instrument à la mode. La flûte fit son apparition à la Pietà en 1728, lorsque Ignazio Sieber, hautboïste et flûtiste de talent y fut engagé comme professeur.

Les trois premiers concertos de l’Opus X sont des œuvres «à programme» qui ont pour but d’imiter certains éléments pittoresques de la Nature : La tempesta di mare (La tempête en mer) RV 433, La notte (La nuit) RV 439 et Il gardellino (Le chardonneret) RV 428.

Dans le Concerto pour flûte traversière en ré majeur «Il gardellino» RV 428, Vivaldi fait encore une fois la démonstration de sa parfaite connaissance de l’instrument pour lequel il écrit : trilles, sauts, passages rapides volubiles, notes répétées et rythmes pointés évoquent fébrilement le chant du chardonneret. Dans l’Allegro initial, la première ritournelle orchestrale fait place à un passage confié à flûte seule, au rythme libre (a piacimento), qui permet au soliste de donner libre cours à sa fantaisie. Le Cantabile central, au caractère pastoral, est une sicilienne de forme binaire. Il existe une autre version de ce concerto, légèrement variée, sous la forme d’un Concerto da camera (RV 90) probablement écrit pour la cour de Mantoue où Vivaldi séjourna entre 1718 et 1720.

Le manuscrit du Concerto pour flûte en la mineur RV 440 est entreposé à Turin, mais il n’est pas de la main de Vivaldi. Dénuée de toute intention descriptive, cette œuvre délaisse la virtuosité acrobatique pour un certain dépouillement qui n’écarte pas quelques passages brillants, mais qui accorde une plus grande attention à la ligne mélodique et à l’expression. D’où une certaine élégance qui dénote l’influence du style galant. Ce concerto appartiendrait aux œuvres de la maturité de Vivaldi et pourrait dater du milieu de l’année 1730.

Affublés du même titre, La notte, le Concerto pour flûte Op. X no 2 (RV 439) et le Concerto pour flûte et basson en sol mineur RV 104 sont des œuvres sœurs. Mais la présence du basson dans ce dernier, lui apporte une couleur toute particulière. Le thème de la nuit, lieu de toutes les peurs, est dépeint par Vivaldi en sept brefs mouvements. En guise d’ouverture, un Largo qui est habité par l’obsédant rythme pointé de l’accompagnement et par les longs trilles inquiétants de la flûte. Puis soudain (Presto), les fantômes Fantasmi surgissent, illustrés par les traits ascendants en triples croches. Un très court Largo mène à un Andante apaisant. Brusquement (Presto), les spectres réapparaissent et l’agitation reprend (trémolos des cordes). Vient le sommeil (Il sonno), tout en valeurs longues. Mais les dissonances trahissent une torpeur agitée. Puis vient l’aube et le réveil (Allegro) : le songe s’est achevé mais les visions cauchemardesques de la nuit sont encore présentes.

© Mario Lord, 2006

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