Mythologie et musique
Dans sa simplicité apparente, le mythe noue et solidarise des forces psychiques multiples. Tout mythe est un drame humain condensé. —Gaston Bachelard
À l’instar de M. Jourdain, qui à ses maîtres de musique et de danse demandait: « Pourquoi toujours des bergers? on ne voit que cela partout », plus d’un parmi nos contemporains s’étonnent de l’omniprésence des thèmes et des personnages de la mythologie gréco-romaine dans l’art européen, de la Renaissance aux Lumières, et interrogent: « Pourquoi toujours des dieux? »
Reprenant une partie de la réponse du maître de danse à M. Jourdain, on apprend qu' »il n’est guère naturel en dialogue que les princes et les bourgeois chantent leurs passions ». Quoi de mieux alors que de faire revivre ces dieux, déesses et héros, dont les aventures forment l’une des plus grandes réussites imaginaires de l’histoire de l’humanité?
Dans le cadre d’une allégorie philosophique, d’un récit romanesque, dans celui de la justification d’une coutume ou de l’explication d’un phénomène naturel, les divinités de la mythologie gréco-romaine proposent une sagesse des relations humaines, une morale du destin, une compréhension de la fatalité, en examinant les luttes du bien et du mal, de la raison et de la déraison. Ils proposent une grammaire, pour reprendre le mot de Bachelard, à la fois précise et ouverte, laissant aux poètes, aux artistes et aux musiciens une immense liberté.
Plus encore que chez les saints, dont on retrouve la vie et les miracles dans La Légende dorée, on reconnaît dans les domaines de l’Olympe toutes les situation imaginables, dans ce qui se présente comme un vaste catalogue d’amours et d’aventures, dont les péripéties varient d’ailleurs selon les poètes antiques qui nous les ont rapportées, Homère, Euripide, Ovide ou Pausanias.
Ce corpus de contes merveilleux non seulement n’est pas unifié de façon rigide, mais il ne fait pas intervenir, comme c’est le cas dans les mythologies d’autres civilisations, l’irrationnel terrifiant et inexplicable. Il met en scène des dieux « humains, trop humains », avec leurs bassesses, leurs rivalités, leur courage, leur générosité, et qui côtoient les mortels que nous sommes.
Cette exaltation de la dimension humaine projetée sur des personnages divins ne pouvait que plaire à l’humanisme de la Renaissance, d’où les innombrables représentations et utilisations depuis le XVIe siècle de cet ensemble de situations, de symboles et d’allégories, sorte de langage organisé et compris par toute personne le moindrement lettrée.
C’est à la fin du XVIIe siècle en France que se situe l’apogée de cette seconde naissance des dieux antiques. On reste étonné de constater à quel point Louis XIV, pourtant « roi très chrétien », et peut-être davantage encore que les empereurs romains, s’est entouré de ces divinités, évidemment sans croire en elles au sens religieux du mot. C’est qu’il se complaît à en faire l’outil de son pouvoir, à personnifier Apollon, Mars ou Hercule et à faire vivre à la Cour les douceurs et les aigreurs de l’Olympe; Versailles est ainsi le lieu où chacun peut accéder à l’univers de la fable, et ses jardins se présentent comme une structure symbolique et poétique, où les mythes sculptés sont agencés selon un ordre voulu.
La musique participe pleinement à cette résurrection: les opéras de Lully font voir et entendre Alcide triomphant des enfers, Phaéton précipité en bas du char du soleil ou Atys changé en pin, et les bergers de M. Jourdain chantent toujours depuis l’Arcadie ou les Champs-Élysées.
La cantate française, sorte d’opéra de poche où un petit nombre d’instruments accompagnent une voix tour à tour narratrice et personnage du drame, reprend, à partir des années 1700, ces aventures et ces allégories, qu’elle restreint le plus souvent cependant au domaine des intrigues amoureuses, dans des versions « purgées de toute obscénité », pour reprendre l’indication du Père Jouvancy figurant en tête de sa traduction des Métamorphoses d’Ovide.
Les dieux s’embourgeoiseront après la mort du Roi-Soleil, ils perdront de leur puissance et ga-gneront en humanité. Les librettistes, poètes mineurs comme Chapelier, Roy, Danchet ou Jean-Baptiste Rousseau, veillent à conclure leurs textes de cantates par une « maxime des amants », sorte de moralité galante ou de conseil pour la vie amoureuse. Et, l’exaltation par la mythologie des vertus héroïques se faisant de plus en plus rare, chacun, grâce à la musique, peut plus encore dans ce qu’il vit reconnaître des événements et des relations qui existent depuis la nuit des temps, et les situations quotidiennes, du fait même de leur transposition, prennent saveur d’universalité.
Pan et Syrinx de Michel Pignolet de Montéclair et Léandre et Héro de Louis-Nicolas Clérambault illustrent des épisodes amoureux plutôt tristes. Syrinx est cette nymphe qui, pour échapper aux assiduités de Pan, demanda l’aide de Diane et fut changée en roseau, tandis que Léandre périt en mer alors qu’il tentait de rejoindre Héro en traversant l’Hellespont à la nage.
Quant aux cantates Orphée et Arion, elles mettent en scène des musiciens mythiques de l’Antiquité. C’est pour retrouver sa femme Eurydice qu’Orphée descendit aux enfers; s’accompagnant à la lyre, il réussit à fléchir la volonté des dieux infernaux, obtenant la permission de ramener sa bien-aimée à la vie. La cantate de Clérambault ne met en musique que cet épisode heureux, son propos s’arrêtant juste avant qu’Orphée ne perde Eurydice de nouveau, n’ayant pas pu ne pas se retourner pour la regarder sur le chemin du retour, condition que lui avait pourtant imposée Pluton.
Arion d’André Campra chante elle aussi les pouvoirs de la musique, mais en dehors de tout contexte amoureux; la voix nous raconte comment Arion, attaqué par des marins qui en veulent à ses biens et à sa vie, est sauvé quand les accords de sa lyre charment un dauphin qui passait par là et qui tel « un vivant navire le rend au port ». Et puisque, comme le note La Condamine, son contemporain, « les effets de la musique de Campra sont sensibles sur les animaux eux-mêmes », on ne s’étonnera pas de la fin heureuse de l’aventure d’Arion! La mythologie est loin d’être morte aujourd’hui: on la retrouve partout, tant dans des œuvres de première envergure que dans la publicité et dans des expressions verbales plus ou moins bien comprises.
Le XIXe siècle avait fait résonner ses clichés dans une préciosité sans signification, puis notre époque, par le biais d’une certaine psychologie dite « des profondeurs », a redécouvert un sens à ces mythes qui nous fascinent encore. Mais, si par hasard vous êtes de ceux que les fables indiffèrent ou ennuient, laissez les peintres et les musiciens des siècles passés reprendre à leur compte le mot d’Ovide, qui lui-même disait: « Ne vous préoccupez pas de ces sornettes; je vais tant les embellir que vous y prendrez goût. »
On le voit, la connaissance de la fable est [au XVIIIe siècle] la condition même de la lisibilité du monde culturel tout entier. Elle est, à ce titre, l’un des préalables d’une participation aux « entretiens » dans lesquels un homme éduqué est appelé à jouer son rôle. La fable est indispensable à qui veut tout ensemble comprendre le milieu esthétique et être accepté dans une « compagnie » choisie. Elle a donc une double fonction; elle est un langage imagé donnant accès à un certain type d’organisation du discours et la fonction de ce langage est signe social de reconnaissance entre individus qui savent déchiffrer de la même manière l’univers des fictions mythiques.
– Jean Starobinski, Le mythe au XVIIIe siècle, 1977
© François Filiatrault.