Prêtez l’oreille! Ses mains explorent la lyre,
Tandis que, penchée sur lui, la Muse à l’œil vif sème, de son urne d’or,
La Pensée qui respire et le Verbe qui brûle.
Mais hélas, plus jamais on ne les entendra!
Thomas Gray, The Progress of Poesy: A PINDARIC ODE
(Odes by Mr. Gray, 1757)
Charles Burney, décrit, dans The Present State of Music in Germany, The Netherlands and the United Provinces (1773), sa recherche d’ « une machine permettant d’écrire spontanément des compositions musicales. » Des connaissances de Rome lui indiquent qu’on pourrait en trouver une à Berlin où, le 5 octobre 1772, l’éminent critique et théoricien musical Friedrich Marpurg fit à Burney la description d’un tel appareil. « Si parfait était-il qu’il n’existait, m’a-t-on assuré, aucune musique qu’il ne pût rendre. » On lui apprit également que cet appareil « avait été réalisé à la satisfaction des principaux musiciens de Berlin, mais que, bientôt négligé, il avait été mis au rancart; récemment, lors de l’incendie d’une maison où on l’avait remisé […] l’ingénieux mécanisme avait été consumé par les flammes et on n’en avait jamais fabriqué d’autre. »
Burney, comme d’autres avant comme après lui, rêvait d’une telle machine capable de conserver des exécutions improvisées et uniques en leur genre, qu’on pourrait plus tard écouter et étudier. Il devait cependant s’écouler plus d’un siècle avant l’apparition de tels appareils d’enregistrement et de reproduction sonores; la seule façon de conserver une exécution particulière consistait à la transcrire de mémoire, tâche habituellement très ardue. Il survit néanmoins de nombreux exemples écrits de versions minutieusement embellies de musique publiées qui s’efforcent de montrer comment tel exécutant pourrait avoir joué une pièce. Citons en exemple un ensemble bien connu d’ornementations pour les mouvements lents des sonates pour violon Opus 5 d’ Arcangelo Corelli, censées être l’œuvre du compositeur lui-même. Le présent enregistrement offre encore un aperçu des genres d’ornementations et de variations improvisées qu’un musicien du début du dix-huitième aurait pu apporter à ses propres compositions : on y retrouve les arrangements de Francesco Geminiani pour clavecin de plusieurs de ses sonates pour violon Opus 4. Ils se distinguent particulièrement par leur constante variation : chaque répétition, ou presque, y est présentée sous un jour légèrement différent.
Geminiani, l’un des plus illustres virtuoses du violon du dix-huitième siècle, naquit dans la ville toscane de Lucca en 1687. Il fit reçut ses premières leçons de violon de son père, pour passer ensuite chez Carlo Ambrogio Lonati à Milan, puis chez Corelli à Rome, où il étudia le contrepoint auprès d’Alessandro Scarlatti. Après avoir joué quelques années à Naples, Rome et Lucca, il quitta l’Italie pour de bon. « L’arrivée de Geminiani et de Veracini », raconte Burney, « marqua une période importante dans l’évolution du violon dans ce pays. »
Geminiani créa une forte impression à Londres. C’est en présence du roi George Ier qu’il donna l’une de ses premières représentations, accompagné par Handel. Il y publia également, en 1716, son premier groupe de sonates pour violon solo. Ces dernières témoignent clairement de l’influence de Corelli; en page frontispice, Geminiani se présente comme un élève du célèbre ‘Maestro di Fusigno’. Au cours des années subséquentes, Geminiani organisa à Londres plusieurs séries de concerts en abonnement où il joua, entre autres, ses propres versions des sonates Opus 5 de Corelli dans des arrangements orchestraux, de même que les Concerti Grossi qui seraient publiés comme Opus 2 et Opus 3 en 1732. Étant donné le quasi culte voué à Corelli en Angleterre, l’impact des prestations et des compositions de Geminiani et le haut niveau d’habileté technique requis pour l’exécution de ses sonates, il n’est pas étonnant que John Hawkins ait écrit que Geminiani jouissait du « plus haut degré d’estime en tant que compositeur d’instruments; … dans cet aspect de la musique, il n’avait pas son pareil. » Il semble pourtant que malgré tout son succès auprès du public, une facette de sa personnalité l’ait empêché de connaître la carrière de son maître Corelli, directeur d’ensembles instrumentaux à Rome, ou celle de son compatriote Francesco Veracini, reconnu comme un virtuose du violon par toute l’Europe. Il évitait tout engagement professionnel permanent avec un ensemble qu’il n’organisait pas lui-même et ne s’associa à aucun des orchestres d’opéra qui se produisaient à Londres. Par ailleurs, il n’accepta jamais un poste institutionnel permanent (celui de Maître de musique de l’État de l’Irlande, entre autres) et ne passa jamais beaucoup de temps en la compagnie d’un bienfaiteur particulier. Il était relativement rare qu’on l’entende en public. La plus grand part de ses revenus semble être provenue de l’enseignement, de dons de nobles de sa connaissance, de la publication de ses œuvres et, jusqu’à un certain point, du commerce de tableaux. Il semble aussi avoir toujours hésité à s’installer longtemps au même endroit. De 1732 à la fin de ses jours, il partagea son temps entre Paris et La Haye, où il se rendait superviser la publication de ses dernières œuvres, et Londres et Dublin, où il organisait des concerts et enseignait. C’est à Dublin qu’il mourut, en 1763.
Geminiani eut néanmoins beaucoup d’ardents admirateurs. Dans on essai intitulé Essay on Musical Expression (Londres, 1752), son élève Charles Avison l’appelle « le maître de la musique instrumentale ». Même Burney, qui ne fut pas toujours le plus fervent admirateur de Geminiani, reconnaissait que les Anglais étaient hautement redevables à ce maître de l’amélioration du statut du violon… dans ce pays et, sans conteste, des progrès de la musique instrumentale en général; il reconnaissait, dans sa correspondance privée, que « Geminiani et Corelli avaient été les seuls dieux » de sa jeunesse. Ses détracteurs ont critiqué sa production relativement faible et les retouches constantes apportées à ses compositions, son manque de talent pour « l’association de la musique et de la poésie (Hawkins) ou son penchant pour le commerce des tableaux, qui l’empêchait de perfectionner ses dons de musicien. Veracine lança une flèche empoisonnée à son rival, en l’appelant un de ces « ressasseurs » (rifriggitori) qui « devant la nécessité d’écrire quelque chose du nouveau, ressassent de vieilles œuvres qui l’ont déjà été à plus d’une reprise. » L’accusation n’est pas tout à fait sans fondement : beaucoup de ses publications font partie de compositions antérieures présentées sous d’autres formes, mais dans la plupart des cas, il offre de l’information additionnelle à l’interprète, sous la forme d’ornements ou de variations et diminutions, comme dans les collections pour clavecin.
Le premier recueil d’arrangements pour clavecin, qui fait l’objet de cet enregistrement, fut publié à ses frais à Londres en 1743 et, à peu près au même moment, à Paris, pour être publié à nouveau aussi tard qu’en 1778, ce qui témoigne de sa popularité. On ne se doute pas, au premier coup d’œil, qu’il s’agit de transcriptions, ce qui soulève une question intéressante : où Geminiani a-t-il appris à écrire de façon si idiomatique pour le clavecin? À Paris, probablement. Il s’y était rendu dès 1732, attiré, pour une part, par la supériorité des graveurs de musique français, et y avait passé du temps dans le salon musical de madame Duhally, une excellente claveciniste, tout comme sa fille. On pouvait y rencontrer, parmi les clavecinistes, Rameau, Daquin et Duphly. Il a dû y être tout oreilles, car on observe dans ses compositions un son remarquablement semblable à celui de Rameau, avec la densité de leurs notes ornementales et de la figuration en accords du clavier.
Dans son âge avancé, Geminiani consacra une bonne partie de ses efforts à l’éducation du public : il produisit des traités sur le bon goût, la technique du violon et l’accompagnement au clavecin, ainsi qu’un guide de la composition. On retrouve la mise en œuvre de ses principes dans ses transcriptions pour clavecin. Elles sont pleines de subtils accords arpégés du clavier, du genre qu’on retrouve dans le traité sur l’accompagnement, particulièrement dans les mouvements lents, de même que, presque à chaque mesure, une pléthore d’ornements tirés des autres traités. Les passages répétés sont presque toujours écrits avec de l’ornementation additionnelle, une figuration méticuleuse ou des variations dans la ligne mélodique. Il s’agit, en principe, d’une incessante variation. En l’absence d’une machine permettant de « fixer les sons fugitifs engendrés dans des moments d’enthousiasme débridé », pour reprendre les mots de Burney, ces arrangements nous permettent d’entendre, ne serait-ce qu’à distance, l’écho d’une exécution par un maître reconnu du passé.
À propos de l’instrument
L’instrument qui a servi à cet enregistrement se trouve actuellement dans la Chapelle historique du Bon-Pasteur. Sa signature se lit « Jacobus et Abraham Kirckmann Londini Fecerunt 1772 », ce qui en fait le plus ancien instrument connu qu’aient signé ces deux facteurs. Il a pour caractère unique d’avoir des claviers avec des touches naturelles en ivoire et des dièses en ébène pour l’étendue normale (de fa1 à sol3), mais des touches naturelles en ébène et des dièses en ivoire permettant d’augmenter l’étendue jusqu’à do4; l’arrangement est original. Aucun répertoire n’exige ces notes et personne ne sait pourquoi l’instrument les possède. Il offre, par ailleurs, une innovation typiquement anglaise appelée ‘machine stop’, mécanisme rapide de changement de jeux commandé par une pédale; en enfonçant celle-ci, on obtient instantanément un changement de registre, d’où contraste dans le timbre. La pédale levée, tous les registres jouent; la pédale enfoncée, il n’en subsiste qu’un seul. On peut voir l’instrument aux planches 71-74 du livre Makers of the Harpsichord and Clavichord 1440-1840, de Raymond Russell. Acquis en 1984 par l’avocat et mécène Gordon Jeffery de London, Ontario, il fut donné après sa mort à la Chapelle historique du Bon-Pasteur de Montréal par le Gordon Jeffery Music Trust. Grâce à l’appui du Conseil des arts et des lettres du Québec, l’instrument fut réparé et muni de nouveaux sautereaux par le facteur de clavecins Yves Beaupré.
Hank Knox, Montréal, juillet 2010