MICHEL CORRETTE – MUSICIEN POPULAIRE
Il n’y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain Henri Bergson, Le rire, 1900 Depuis fort longtemps, humour et musique ont été de diverses façons associés, et les résultats de cette union montrent que tous deux font parfois bon ménage. Contrairement aux moqueries qu’à vues notre siècle, celle de Gerard Hoffmung ou de Peter Schickele par exemple, la verve de Michel Corrette ne s’exerce pas aux dépens de la musique elle-même. Moins pour provoquer les éclats de rire que pour faire sourire, il se plaît à emprunter des airs populaires, chansons, vaudevilles et noëls, et sans prétention il les adapte, les harmonise, les enchaîne et les varie dans d’innombrables « concertos comiques » et symphonies pour diverses distributions instrumentales. Et ce recours au populaire fait ranger Corrette non loin d’autres grands musiciens qui, comme Litszt ou Bartok, ont largement puisé leur inspiration dans les folklores de leurs pays.
Michel Corrette naît à Rouen le 10 avril 1707. Son père Gaspard, organiste de l’église Saint-Herbland et compositeur d’une remarquable Messe du Vllle ton publiée en 1703, fait sa première éducation musicale avant de le confier à François d’Agincourt, qui avait tenu un temps l’orgue de la chapelle de Versailles. Grâce à ce dernier, Corrette obtient le poste d’organiste à l’église Sainte-Madelaine à Paris, il s’installe dans la capitale vers 1725 et se marie à Saint-Germain-l’Auxerrois en janvier 1733. Il occupera plusieurs tribunes d’orgue pendant plus de cinquante ans, travaillant, entre autres employeurs, pour le Grand Prieur de France, dont les quartiers étaient situés au Temple, pour les jésuites de la rue Saint-Antoine, pour le prince de Conti, le prince de Condé, puis le duc d’Angoulème. Sa réputation est telle qu’il est reçu en 1734 Grand Maître des chevaliers du Pivois et fait Chevalier de L’Ordre du Christ en 1750, distinctions honorifiques qui avaient sans doute à l’époque quelque importance.
Mais l’activité de Corrette ne se résume pas à sa carrière d’organiste. Il compose dans tous les genres vocaux et instrumentaux de son temps : cantates, cantatilles, ballets, motets, leçons de Ténèbres, pièces et noëls pour orgue, pièce et sonates pour clavecin, concertos et symphonies. Il est le premier en France à écrire des concertos pour vents, ce avant 1730, et des concertos pour orgue, à l’exemple de ceux de Haendel. Son œuvre couvre le siècle entier et sa toute dernière composition datée de juillet 1792, est une « Symphonie à grand orchestre » sur la chanson révolutionnaire Ah! Ça ira. Cependant, sa fécondité et sa longue vie – il meurt à Paris le 22 janvier 1795 à 87 ans -, combinées aux changement du goût qui s’opère vers le milieu du siècle, inspireront au théoricien Boisgelou ce désobligeant commentaire : Corrette a beaucoup composé, mais ses ouvrages sont morts avant lui! »
Corrette fait également figure de pédagogue, publiant entre 1738 et 1784 plus de quinze méthodes pour apprendre aux amateurs à jouer de tous les instruments : le violon, le pardessus de viole, le violoncelle, le clavecin, la guitare, la mandoline, la flûte, le basson, l’alto, la harpe, la contrebasse, la vièle à roue et la flûte à bec, sans oublier le chant. Citant dans ses préfaces aussi bien Aristoxène, Zarlino et Mersenne que Rameau, Haendel et Leclair, il montre une immense culture musicale, dans chacune des méthodes « (l’) instrument est décrit, ses particularités sont expliquées (et) Corrette manifeste un soucis de clarté dans l’énoncé de ses propositions et un sens aiguisé de la progression dans l’approche des difficultés » pour reprendre les termes du musicologue Yves Jaffres. Ce sérieux pédagogique n’exclut pas l’humour : dans une préface, sans doute pour contrer la paresse de certains élèves, il donne le conseil suivant : « Ceux qui trouveront des leçons trop difficiles peuvent (jouer) le numéro de la page à la Loterie royale jusqu’à ce que la leçon soit sue; par ce moyen ils gagneront des deux cotés », Corrette est également un professeur recherché, qui soigne fort bien sa publicité, et son ami le violoniste Pierre Gaviniès qualifiera ses nombreux élèves d’ »anachorètes », jeu de mots pour les « ânes » à Corrette »!
Son activité dans le domaine de l’édition est également importante. Corrette publie et vend ses propres œuvres, celles de ses compatriotes et aussi celles de musiciens étrangers peu connus en France comme Domenico Scarlatti et Joachim Quantz. Avec Gaviniès, Corrette intente en 1765 une poursuite, pour ce que nous appellerions aujourd’hui une concurrence déloyale, contre les sieurs Peters et Miroglio, qui ont ouvert un bureau d’abonnement de musique offrant la location de partitions. Le Parlemnet lui donne tort, mais les arguments mis de l’avant par Corrette en font l’un des premiers à avoir défendu la notion encore floue à l’époque de droit d’auteur. Malgré ce revers, qui lui fera déclarer que « l’art de la musique est à l’agonie et à moins qu’il ne vienne une main secourable, tout est perdu! « , ses nombreuses activités apportent à notre musicien une certaine aisance; il possède plusieurs maisons et investit dans les affaires du Canada – d’où sans doute la Marche du Huron et le Noël américain -, ce qui lui vaudra une rente perpétuelle appréciable.
Le nom de Michel Corrette est associé au premier chef à ses vingt-cinq Concertos comiques, composés sur des thèmes populaires et ainsi nommés « parce qu’ils mettent en scène, instrumentalement parlant, des personnages de comédie », selon Pierre Larderet. Les premiers paraissent en 1733 sous le titre : Six Concertos comiques pour 3 flûtes, hautbois ou violons, avec la basse, œuvre 8, ouvrage très amusant et récréatif. Les autres seront publiés au fur et à mesure de leur composition jusqu’en 1760; tous ont été dirigés par leur auteur durant des entractes des pièces – sortes de comédies musicales – de l’opéra-comique, qu’on joue sur les théâtres des foires Saint-Laurent et Saint-Germain. Ainsi le tout premier, intitulé Le Mirliton, utilise les vaudevilles chantés dans L’enchanteur Mirleton en 1725. Le second Concerto, L’allure, est donné en octobre 1732, et le septième, La Servante au bon tabac, exactement un an plus tard, tandis que Concerto turc, le quinzième, est joué à la Comédie italienne en janvier 1742 devant Son Excellence Zaïd Effendy, ambassadeur de la Sublime Porte.
Corrette emploie des chansons connues ou des airs à la mode, comme J’ai du bon tabac ou V’là c,que c’est qu’aller au bois, et il ne recule pas devant les allusions satiriques ou grivoises de certians vaudevilles, comme La béquille du père Barnabas, La tantourelourette ou Le plaisir des dames. Le vingt-cinquème Concerto comique, intitulé Les sauvages et peut-être le plus remarquable de tous, utilise en premier lieu l’air – on ne sait pas s’il est de Campra ou de Rameau – sur lequel deux Amérindiens de la Louisiane ont dansé à la foire Saint-Germain en 1725, puis l’air « Quand on sait aimer et plaire » du Devin de village de Jean-Jacques Rousseau, et enfin une chanson populaire de l’époque, La Fürstemberg. Dans chaque mouvement, les thèmes sont brièvement variés, parfois avec des changements de rythme, tandis que l’instrumentation est laissée au choix des interprètes.
Depuis le XVlle siècle, comme matériau de départ pour des suites de variation souvent virtuoses et sans doute à cause e leur saveur, les organistes français se servent des noëls, que le peuple chante – comme celui-ci leur greffe sans cesse de nouveaux textes, on nomme ces mélodies passe-partout des « timbres ». Pas très différents des airs populaires, les noëls sont des « chansons profanes, très profanes, des airs de danse, des airs à boire, des chants de Réveillon et non des chants d’église », pour reprendre la description de Michel Brenet. Corrette écriera, en plus de pièces d’orgue, de nombreux concertos et symphonies sur « les plus beaux noëls français et étrangers », ce dans le même esprit que celui qui règne dans ses Concertos comiques.
Corrette ne figure sans doute pas parmi les grands noms de la musique française; sur le plan du style, il a gardé très avant dans le siècle les anciennes formes de composition du Baroque, mais sa veine est agréable, ingénieuse et parfois pleine de tendresse. D’autre part, ses activités dans les domaines de la pédagogie et de l’édition ont beaucoup contribué à démocratiser la pratique musicale, tandis que ses Concertos comiques participent de l’entreprise de réhabilitation des éléments de la culture populaire qui traverse les Lumières. Ils se présentent un peu comme le pendant musical des articles et des gravures de l’Encyclopédie qui décrivent avec soins et dans tous leurs détails les techniques et les métiers les plus humbles. Leur humour naît du contratste entre l’origine du thème et son traitement « savant ». et l’on pourrait même voir en Corrette un précurseur de la musicothérapie, puisqu’il estimait ses Concertos comiques « utiles aux mélancoliques ».
François Filiatrault 1997-99