Durant les dernières années de sa vie, Bach se retire lentement du monde. Il fait de l’ordre dans ses œuvres, pousse en solitaire jusqu’à ses extrêmes limites l’art du contrepoint amorcé dans la musique occidentale cinq siècles plus tôt et voit d’un œil sévère ses fils et ses élèves s’aventurer dans des formes nouvelles qui, selon lui, sont loin d’avoir fait leurs preuves, celles du classicisme naissant.
Vers la même époque, en 1740 plus précisément, Frédéric, le deuxième du nom, devient roi de Prusse. C’est un amateur passionné de musique, un flûtiste de talent, élève de Joachim Quantz, et un compositeur estimable; il nomme dès son accession au trône Carl Philipp Emanuel Bach claveciniste de la Cour. Par l’entremise de ce dernier et aussi par celle du comte Keyserling, ambassadeur de Russie, pour lequel, croit-on, Bach avait composé quelque temps auparavant les Variations « Goldberg », la réputation de virtuose et d’improvisateur dans l’ancien style de Bach père gagne les oreilles de Frédéric. Le roi invite donc le « vieux Bach » à lui rendre visite à Berlin, mais, pour des raisons tant politiques que personnelles, le compositeur sexagénaire hésite un temps à entreprendre le voyage. Enfin Jean-Sébastien accepte l’honneur, il pourra ainsi revoir son dernier petit-fils, alors âgé de deux ans. Il part donc pour Berlin en compagnie de Wilhelm Friedemann. Ce sera son dernier voyage, le dernier succès mondain de sa carrière, qui en compte bien peu, et de cette occasion naîtra l’Offrande musicale.
Le peintre Adolph von Menzel s’est ingénié à reconstituer, au siècle dernier, plusieurs scènes de la vie de Frédéric II; parmi celles-ci figure un concert où l’on voit les musiciens, Emanuel Bach au clavecin et Frantisek Benda au violon, attendre que le roi, botté au milieu de la pièce, termine la cadence de son concerto. C’est peut-être une scène semblable que Bach interrompt par son arrivée à Sans-Souci le soir du 7 mai 1747. À peine a-t-il mis le pied au palais que le roi, sans lui donner le temps de changer ses vêtements de voyage, lui fait essayer divers instruments à clavier et en particulier les sept piano-fortes que Gottfried Silbermann vient de lui fabriquer et dont il est très fier. Et la chronique, apocryphe il est vrai, d’Anna Magdalena Bach dit fort joliment: « Alors Sébastien s’assit, se mit à jouer, et peut-être quelques-uns des auditeurs se rendirent compte que cette nuit-là il y eut deux rois au palais. »
Un peu plus tard, Frédéric lui propose un thème et lui demande d’improviser une fugue à trois voix; Bach s’exécute et le ricercar qui ouvre l’Offrande musicale est tout probablement la transcription de mémoire de cette improvisation. Puis Sa Majesté, qui voulait sans doute gouverner également le génie qui se trouvait sous son toit, ou du moins lui montrer qui était le maître, lui demande d’improviser sur le même thème une fugue à six voix. Bach décline la demande, déclarant le thème impropre à un tel traitement, et il prend un de ses propres thèmes pour improviser la fugue demandée.
Mais de retour à Leipzig, notre compositeur prépare une petite revanche et deux mois plus tard il envoie au roi, en deux livraisons soignées, l’Offrande musicale (de cette première édition cependant ne peut être tirée de conclusion sûre quant à l’ordre des mouvements). Sa préface, ironique à force d’à-plat-ventrisme feint, déclare que l’œuvre n’a vu le jour que pour « traiter le thème royal en toute perfection et le faire connaître au monde »! Il utilise en effet le thème de fugue que lui avait fourni le roi et le vide pour ainsi dire de toutes ses possibilités contrapuntiques. Ce thème, dont on doute qu’il soit vraiment de Frédéric tant il s’éloigne de son style habituel — peut-être lui fut-il soufflé par Emanuel Bach —, est un beau sogetto de fugue comme il y en a beaucoup à l’époque dans le répertoire des organistes. Il est en do mineur et il comprend une descente chromatique; Bach ne peut que se sentir à l’aise avec un tel matériau, expressif et marqué d’une certaine réserve. Il est par ailleurs significatif qu’il utilise pour une de ses dernières œuvres, qui se situe à la charnière de deux époques, ce « thème migrateur qui, aux dires de Carl de Nys, pourrait résumer toute la musique occidentale ».
D’autre part, Bach appartenait depuis juin 1747 à une société musicale savante dirigée par Lorenz Mizler. Pour y adhérer, chaque candidat devait fournir son portrait et, en 1746, Bach s’était fait peindre par Elias Gottlob Hausmann, avec à la main une partition montrant un canon. Chaque année il devait envoyer une communication théorique à ses collègues ou encore une œuvre d’une particulière habileté contrapuntique, sa première contribution ayant été les Variations canoniques pour orgue. Il est très probable que la composition de l’Offrande musicale n’ait pas eu comme seul but de rendre hommage ou d’épater Frédéric II; le soin apporté à sa gravure laisse supposer que Bach prévoyait la présenter comme sa contribution aux activités de la société de Mizler pour l’année 1748.
L’Offrande musicale comprend le ricercar à trois voix et le ricercar à six voix — celui-ci se présente selon Luc-André Marcel comme « l’une des plus savantes et des plus somptueuses fugues qui soient au monde » —, dix canons de tous les styles et une sonate en trio pour flûte, violon et basse continue. Les canons sont proposés comme des énigmes; ce sont deux anciens élèves de Bach, Johann Friedrich Agricola et Johann Philipp Kirnberger, musiciens dans l’orchestre de la Cour, qui les ont résolus les premiers. La sonate de l’Offrande est une des très rares sonates en trio de Bach obéissant à la forme traditionnelle. Elle est très contrapuntique et très fouillée harmoniquement mais, voulant à la fois plaire et instruire, elle est également marquée au coin de ce style galant, très mélodique, que Frédéric appréciait par dessus tout.
Sauf pour la sonate et deux canons, l’instrumentation n’est pas précisée et la seule unité de l’œuvre est l’utilisation dans toutes ses parties du thème donné par le roi. Ingéniosité, habileté souveraine, sommet de la polyphonie, qui ne sera dépassé que par L’Art de la fugue deux ans plus tard, jamais le formalisme ne l’emporte sur la sensibilité, l’émotion, la lumière. Tout cela était bien au-dessus des connaissances musicales du roi de Prusse; et gageons que Philipp Emanuel a dû, non sans malice, rendre compte à son père de la façon dont l’œuvre fut reçue et peut-être jouée à Sans-Souci.
© François Filiatrault
Offrande musicale, Très humblement dédiée à Sa Majesté le Roi de Prusse etc. par Johann Sebastian Bach
Très gracieux Roi,
C’est avec la plus profonde soumission que je présente à Votre Majesté une Offrande Musicale dont la partie la plus noble est de la main de Votre Majesté. Je me souviens aujourd’hui encore avec un plaisir respectueux de la grâce royale toute particulière qu’il y a quelque temps, lors de mon séjour à Potsdam, Votre Majesté voulut bien me faire en daignant me jouer au clavecin un thème de fugue et m’enjoignant très gracieusement de le traiter sur le champ en présence de Votre Majesté. Obéir à l’ordre de Votre Majesté était mon très humble devoir, mais je m’aperçus bientôt que, faute d’une préparation suffisante, l’élaboration ne pouvait être aussi réussie qu’un sujet aussi excellent le méritait. Je décidai alors de traiter de manière plus achevée ce thème vraiment royal pour ensuite le faire connaître au monde. J’ai maintenant accompli ce dessein, selon mes capacités, et je ne vise que le louable désir de magnifier, si peu que ce soit, la gloire d’un monarque dont chacun ne peut qu’admirer et vénérer la grandeur et la puissance, autant dans les sciences de la guerre et dans celles de la paix, que dans celles de la musique: Daigne Votre Majesté recevoir ce modeste travail avec bienveillance et conserver Sa Grâce Royale à celui qui demeure,
de Votre Majesté, le très humble et très obéissant serviteur. »
« Sur la distribution des treize éléments [de l’Offrande musicale], de forme et de longueur différentes, les opinions sont tout autres qu’unanimes. […] Une construction de ce type, plutôt que d’obéir à des critères de symétrie, semble résulter de l’application d’un principe traditionnel propre à l’ars rhetorica. Et c’est en raisonnant en ces termes qu’Ursula Kirkendale est arrivée récemment à formuler une hypothèse aussi suggestive que convaincante, d’après laquelle l’Offrande musicale reproduit le schéma de l’oraison établi dans l’Institutio oratoria de Quintilien, texte que Bach connaissait certainement et dont Johann Matthias Gesner, l’ex-recteur de la Thomasschule et ami de Bach, avait donné (en 1738) un excellent commentaire. Ursula Kirkendale a pu relever une parfaite correspondance entre la disposition des morceaux observée par Bach et la structure fixée par Quintilien, et enregistrer ainsi pas à pas les concordances existant entre l’exposé formulé par l’auteur latin et les éléments caractéristiques du discours de Bach. En éliminant les éléments de moindre importance, le schéma général de l’Offrande musicale peut se ramener aux points essentiels de l’Oratio tels que les détermine Quintilien, disciple de Cicéron. » —Alberto Basso, Jean-Sébastien Bach, 1985.
Nous avons choisi pour cet enregistrement l’ordre proposé par Kirkendale, qui est aussi celui de la Bach-Gesellschaft.
« Dans son livre J.S. Bach’s Musical Offering, Hans Theodore David écrit: « Dans toute l’Offrande musicale, le lecteur, l’exécutant ou l’auditeur doit chercher le thème royal sous toutes ses formes. L’ensemble de cette œuvre est donc, au sens littéral du mot, un ricercar. » Je pense que cela est vrai; on ne peut jamais voir assez loin dans l’Offrande musicale. Quand on croit que l’on sait tout, il y a toujours plus. Vers la fin du ricercar à six voix, par exemple, c’est-à-dire celui qu’il avait refusé d’improviser, Bach a habilement caché son nom, divisé entre deux des voix supérieures. Des choses se passent à de nombreux niveaux différents, dans l’Offrande musicale: il y a des jeux avec des notes et des lettres, d’ingénieuses variations sur le thème royal, des types de canons originaux, des fugues extraordinairement complexes, une grande beauté et une émotion d’une extrême profondeur; même l’exultation de la multiplicité des niveaux de l’œuvre perce. L’Offrande musicale est une fugue de fugues, une Hiérarchie Enchevêtrée comme celles de Cornelius Escher et de Kurt Gödel, une construction intellectuelle qui me rappelle, de façon inexprimable, la belle fugue à multiples voix qu’est l’esprit humain. » —Douglas Hofstadter, Gödel, Escher, Bach , 1985..