Musique française pour clavecin du XVIIe siècle
Dans la plupart des pays d’Europe, les premières œuvres importantes pour clavecin apparaissent au XVIe siècle. Curieusement, en France, malgré la toute première publication en 1529 d’un livre « pour le jeu d’orgue, épinette et manicordion », chez l’éditeur Pierre Attaingnant, il faut attendre jusqu’à la deuxième moitié du XVIIe siècle pour voir l’émergence d’une littérature conçue véritablement pour le clavecin. Vers 1650, on trouve quelques manuscrits importants, contenant entre autres l’œuvre de Louis Couperin (1626-1672), qui n’a jamais été publiée de son vivant. Puis, paraît en 1670 la première publication française destinée au clavecin : le premier livre pour clavecin de Jacques Champion de Chambonnières (1602-1672).
Le manque de sources pour clavecin avant 1650 est certainement une situation déplorable. Plusieurs investigations ont été amenées pour tenter d’expliquer ce « trou noir ». La plus répandue est sans doute que le clavecin est demeuré longtemps dans l’ombre à cause de la très grande popularité du luth. Or, les documents de l’époque démontrent au contraire que le clavecin et le luth jouissaient tous deux d’une grande notoriété et qu’ils étaient des instruments très utilisés, tant par les professionnels que les amateurs. Le clavecin, tout comme le luth, avait tout à son avantage pour s’attirer un répertoire.
D’une part, on peut constater la présence du clavecin au sein de la vie musicale professionnelle puisque depuis 1540 environ, l’épinette figure comme un instrument indispensable à la cour et dans les maisons princières. On peut identifier bon nombre de «joueurs d’épinettes» ayant occupé des postes importants. Par exemple, au XVIe siècle, on peut retenir les noms de Jean Dugué, épinette du roi, Michel Nollu, épinette pour Jeanne d’Albret, Jacques Gérofe, joueur d’épinette de Catherine de Bourbon, Nicolas de la Grotte, joueur d’épinette et organiste à la cour de Navarre, sans oublier les importantes dynasties des Chabanceau de la Barre et des Champion. Par le fait même, on peut retracer plusieurs facteurs d’instruments pendant la même période. Cette place importante qu’occupaient les clavecinistes au sein de la vie professionnelle, restera constante jusqu’à la Révolution.
D’autre part, la notoriété du clavecin est perceptible dans les traités musicaux de l’époque. Le clavecin se présente régulièrement en comparaison avec le luth ou avec l’orgue. La qualité harmonique de ces instruments, qui leur permet de jouer plusieurs sons à la fois, leur confère à la fois un rôle musical indépendant pour un répertoire solo ainsi qu’un rôle de soutien harmonique dans les ensembles. Le luth et le clavecin ont encore en commun leur mode de production du son, avec des cordes pincées. Dans le traité des instruments de musique de Pierre Trichet, daté d’environ 1640, l’épinette est décrite comme étant un instrument « fort fréquent et usité en ce temps tant en France qu’ailleurs ». Trichet compare l’épinette au luth en donnant à chacun ses avantages : « On peut dire de l’espinette que si elle n’a cette comodité qu’a le luth d’estre fort aisé à transporter cà et là, qu’elle a en tout cas cet advantage sur lui de pouvoir demeurer plus longtemps d’accord, et de se maintenir sans y mettre la main plus d’un mois entier ; au lieu qu’il faut accorder le luth a tous moments ; c’est donc à bon droict qu’elle est tant prisée de plusieurs qui lui font cet honneur de la placer en tres bel équipage entre les plus pretieux meubles de leur maison, l’ornant d’exquises peintures et d’ouvrages superbement enrichis. ». Trichet ajoute même, à la gloire de l’épinette, que « non seulement toutes les nations de l’Europe l’employent et la caressent, mais encore les peuples estrangers et plus esloignés de nostre climat, tels que sont les Chinois, s’en servent pour célébrer leurs festes avec plus de solenmité […] ».
En 1636 dans l’Harmonie Universelle, au chapitre des instruments de musique, Marin Mersenne décrit l’épinette comme suit : « L’Epinette tient le premier, ou le second lieu entre les Instrumens qui sont harmonieux, c’est à dire qui expriment plusieurs sons ensemble, et qui chantent plusieurs parties, et font diverses consonances; je dis le premier ou le second lieu, parce que si on la considere bien, et si l’on juge de la dignité des Instrumens de Musique par les mesmes raisons que l’on jugeroit de la bonté des voix, sans doute on la preferera au Luth, qui est son Compediteur ; mais la commodité du Luth sa bonne grace, et la douceur luy ont donné l’avantage.»
L’édition musicale française
Le manque de sources imprimées pour clavecin s’explique principalement par la prise de pouvoir despotique de la maison parisienne des éditions Ballard, qui, jusqu’à la deuxième moitié du XVIIe siècle, profite de ses privilèges pour éliminer toute compétition. Les œuvres étaient imprimées selon le bon vouloir des éditeurs, habiles au jeu des influences et des préférences.
À ce sujet, dans L’entretien des musiciens publié en 1643, le musicien Annibal Gantez nous dit : « […] il est honteux que maintenant en France n’y aye qu’un ou deux imprimeurs & qu’elle soit moins privilégiée pour les musiciens que l’Espaigne, l’Italie & la Flandre qui ont presque autant d’imprimeurs que de villes, & qu’il faille que par cette necessité les œuvres des meilleurs autheurs de France s’en aillent au neant, au lieu que s’il y en avoit beaucoup, nous yrions tous à l’envy les uns des autres à qui feroit le mieux. ».
Aucun livre pour clavecin n’a été publié chez Ballard avant 1703, soit après cent cinquante-deux années d’activités dans l’édition musicale.
Il semble que dans les années 1550, la firme Ballard avait acheté les caractères nécessaires pour imprimer la tablature de clavecin mais ce matériel n’a jamais été utilisé. Lors de la publication de l’Harmonie Universelle chez Ballard en 1636-37, Mersenne regrette de ne pas avoir les caractères nécessaires pour publier un exemple musical pour le clavecin. Qu’en est-il advenu du matériel acheté par Le Roy et Ballard ? A-t-il été ultérieurement vendu ou perdu ? Ou encore peut-être ignoré par Pierre Ballard qui fut le premier successeur de 1602 à 1639 ? D’une manière ou d’une autre, il semble que l’impression de la tablature d’épinette ne faisait pas partie des projets de la maison Ballard.
Vers les années 1660, le pouvoir de la maison Ballard perd de la résistance; les musiciens sont exaspérés et la compétition ne peut plus être étouffée. Dès lors, on remarque le début d’une diffusion musicale plus diversifiée, même si ce n’est qu’au XVIIIe siècle que nous voyons naître en France une réelle pluralité dans le domaine de l’édition musicale. C’est l’avènement de la gravure en 1660, qui a permis cet essor considérable dans la diversité de l’édition musicale française. Ce nouveau moyen technique, libre de tous droits, permet aux musiciens de faire publier leurs œuvres à leurs frais, en détournant les privilèges des Ballard. Une manière pour les musiciens de s’éditer eux-mêmes ! Il leur faudra ainsi les ressources pécuniaires suffisantes, généralement obtenues par la bonne grâce de la riche noblesse pour réaliser ces éditions gravées. C’est en conséquence par le biais de la gravure que de tout le XVIIe siècle, soit entre 1670 et 1689, six livres pour clavecin seront publiés en France.
À propos de la notation et des transcriptions
Les éditions modernes utilisent un système de notation uniforme et conventionnel. Quoi que bien avantageux pour les musiciens d’aujourd’hui, ce système nous fait oublier la notion de diversité des modes de notation qui étaient régulièrement utilisés au XVIe et XVIIe siècle. Parmi les diverses tablatures, qui était en fait des notations musicales adaptées pour chaque instrument, il y avait la tablature pour la viole, pour l’épinette, pour l’orgue ou encore pour le luth. La tablature pour le luth représente un bel exemple d’écriture idiomatique ; elle consiste à une portée de six lignes où chacune des lignes correspond à une corde de l’instrument, des lettres sont placées sur ces lignes, et elles correspondent à l’emplacement des doigts sur le manche de l’instrument. La tablature de luth fait exception à la règle puisqu’elle a survécue à l’uniformité des éditions modernes ; souvent, elles préservent le caractère idiomatique de la tablature de luth, en offrant également une transcription en notation moderne. L’uniformité de la notation musicale conventionnelle moderne, donne un caractère « savant » à la tablature de luth qui nous semble réservée aux spécialistes. Il est fort probable qu’à l’époque, les diverses tablatures étaient plutôt destinées aux amateurs qui avaient moins d’habiletés et de connaissances générales face à la musique, et que les musiciens professionnels, ou les amateurs assez connaisseurs en musique, devaient aisément lire toutes sortes de notations. De nos jours on peut constater que la musique populaire adopte régulièrement une notation simplifiée, qui peut se comparer aux diverses tablatures démontrées par Mersenne.
Au XVIe siècle, l’essentiel du répertoire instrumental était constitué de mise en tablature d’œuvres polyphoniques vocales. Au XVIIe siècle, cette pratique continuait d’être à la mode; et de cette façon, le répertoire voyageait beaucoup d’un instrument à l’autre. Les instruments harmoniques tels que la harpe, le clavecin, l’orgue et le luth, pouvaient aisément s’approprier toutes sortes de musiques. Dans l’Harmonie Universelle, Marin Mersenne est très explicite sur le partage du répertoire entre les instruments et sur les possibilités de mettre en tablature toutes sortes de musiques. Il nous dit d’abord dans sa préface que «… j’ai donné assez de lumière dans chacun de leurs traitez pour faire tant de tablatures que l’on voudra ».
Ensuite, concernant le répertoire pour la harpe, il explique que : « Quant aux pièces qui se jouent sur la harpe, elles ne sont point différentes de celles qui se jouent sur le luth et sur l’Epinette, c’est pourquoi l’on peut icy répeter celles que j’ay mises cy-dessus .»
Il ajoute, à propos du répertoire pour luth : « Or puisque l’on fait tous les demi-tons (sur le luth)[…] de meme que sur l’orgue et sur l’épinette[…] il n’y a nulle pièce qui ne puisse estre mise sur le luth. »
Et enfin, pour l’orgue et l’épinette : « Je donne icy la piece de musique à 4 dont j’ai parlé, afin que l’on voye une partie de ce que peut faire l’épinette touché par les plus excellens maîtres, elle peut être semblablement estre joüée sur la harpe,[…] et parce que le clavier de l’orgue n’est pas différent de celuy du clavecin, il n’y a nul doute que les organistes la peuvent toucher .»
Du luth au clavecin…
Tout au long du XVIIe siècle, la musique française pour luth a été largement disséminée dans plus d’une quarantaine de manuscrits étrangers pour le clavier. Ces transcriptions n’ont jamais été admises parmi le répertoire français pour clavecin et ce, essentiellement parce que les auteurs ne sont pas reconnus comme étant des clavecinistes français et parce que cette musique ne se retrouve pas dans les manuscrits français avant la fin du XVIIe siècle. Il est certes fort plausible que le corpus de pièces françaises trouvé dans les manuscrits étrangers pour le clavecin, reflète le répertoire joué par les clavecinistes français au XVIIe siècle. L’argument principal qui soutient cette hypothèse, est que les clavecinistes français pouvaient jouer directement au clavecin, à partir de la tablature de luth, alors que les étrangers devaient transcrire dans une notation qui leur étaient familière.
Cette considérable diffusion représente un aspect significatif par rapport au répertoire français pour clavecin, elle nous fait découvrir une indéniable richesse musicale qui a été jusqu’à présent, savamment négligée.
Les pièces choisies pour cet enregistrement proviennent de diverses sources toutes issues de la deuxième moitié du XVIIe siècle: manuscrits étrangers pour clavecin, sources françaises pour luth (manuscrites et publiées) et sources françaises pour clavecin (manuscrites et publiées).
L’idée de regrouper par tonalité des pièces d’auteurs différents est inspirée par les modèles de présentation très habituels dans les manuscrits (français et étrangers). Prenons par exemple le manuscrit allemand Ottobeuren, la dernière section contient quarante-six pièces françaises pour clavecin, organisées en onze suites avec pour la plupart, des titres descriptifs. Les quatre auteurs identifiés (plusieurs pièces sont anonymes) sont des luthistes français (Gautier, Pinel, Dufaut et Lambert). Ou encore le manuscrit anglais Babell dont les pièces (majoritairement françaises) organisées en suites, trouvent des origines aussi différentes que des pièces de viole, de luth, d’airs de cour et d’opéra et des réductions d’orchestre.
On remarquera qu’au moment où la tablature de luth devient désuète, c’est à dire vers la fin du XVIIe siècle, plusieurs sources françaises pour clavecin contiennent des pièces dont les auteurs sont des luthistes. L’œuvre de D’Anglebert (manuscrite et publiée), tout comme les manuscrits étrangers, est constituée de transcriptions d’airs de cour, de pièces de luth, d’extraits d’opéra de Lully et bien sûr, de ses propres pièces. D’Anglebert a même expérimenté un système de notation avec des lettres, semblable à la tablature de luth, pour noter quelques-unes de ses pièces de clavecin. Dans sa préface, il nous dit à propos de ses œuvres : «J’y ai joint quelques airs de Monsieur Lully. (…) Comme ils réussissent avec avantage sur le clavecin, j’ai cru qu’on me sçaurait gré d’en donner ici plusieurs de différent caractère. J’ay ajouté quelques Vaudeviles, (…) ces sortes de petits airs sont d’une finesse extraordinaire et qu’ils ont une simplicité noble qui a toujours plu a tout le monde ».
Certaines pièces très populaires comme La Belle Homicide, se retrouvent dans plus de vingt-cinq sources différentes connues: manuscrites, publiées, pour luth, pour clavecin ou encore pour trio.
Par ailleurs, dans le but de préserver l’admirable musique des luthistes, le Sieur Perrine encourage fortement les luthistes à lire et à utiliser la notation « ordinaire ». En 1680, il publie trente-deux pièces des luthistes Ennemon et Denis Gaultier : Pièces de luth en musique avec des règles pour les toucher parfaitement sur le luth et sur le clavecin. Il est intéressant de constater qu’il adresse les pièces tant pour le luth que pour le clavecin : « …les pièces de lut que j’ay mises par musique est tel qu’en observant quelques règles ci-après on ne trouvera aucune difficulté à les jouer dans leur dernière perfection tant sur le lut que sur le clavessin ».
C’est peut-être sous les bons conseils du sieur Perrine que Jacques Gallot, dans l’advertissement de son livre des Pièces de luth composées sur différents modes… ,mentionne à l’intention de « ceux qui désirent jouer ses pièces en concert sur d’autres instruments, [qu’] ils trouveront chez lui, les parties écrites en notation ordinaires ». Malheureusement ces parties sont aujourd’hui perdues.
Les similitudes entre la musique pour clavecin et la musique pour luth ne sont plus à démontrer, plusieurs études en ont fait l’objet de façon très convaincante. Ce qui reste toutefois quelque peu énigmatique réside dans la définition du répertoire français pour clavecin. On recherche un répertoire spécifique alors que jusqu’à la fin du XVIIe siècle, il était d’un commun usage de jouer sur les instruments, des improvisations, des airs à la mode, tout comme un répertoire destiné à un autre instrument. Certes que les luthistes ont influencé les clavecinistes, mais l’inverse est aussi valable, de même qu’ils ont tous été influencé par les ballets et les airs de cour. Si les joueurs d’épinette tels que Jean Dugué, Pierre de la Barre, Nicolas de la Grotte et encore Thomas Campion avaient eu la chance de faire imprimer leurs œuvres, nous serions sans doute face à une situation sans équivoque qui nous permettrait de considérer l’histoire de l’école française pour clavecin sous un autre angle, et de constater par surcroît que l’école française pour clavecin a vraisemblablement eu sa propre tradition, conjointement et non pas subséquemment à celle du luth.
Johanne Couture, août 2003
« Louis XIII, mis au lit, il s’endort au jeu de l’épinette par le sieur de La Chapelle » Jean Herouard, « Journal sur l’enfance et la jeunesse
de Louis XIII (1601-1628) », Paris, 1868.