À partir du milieu du XVIIe siècle, la flûte traversière connaît un essor et une popularité qui l’amèneront en moins d’un siècle à détrôner la flûte à bec dans la faveur des musiciens et du public. Sa facture change considérablement: les Français lui donnent une forme légèrement conique et étendent son ambitus. Elle se présente bientôt en trois sections ajustables et comporte une clé pour boucher un septième trou. Puis, par le travail conjoint des compositeurs, des interprètes et des facteurs, l’instrument recevra au cours du XVIIIe siècle des transformations qui augmenteront ses possibilités et faciliteront son jeu, sans toutefois modifier profondément sa nature. Ainsi vers 1720, on divise sa section centrale en deux et on la pourvoit de corps de rechange, ce qui lui permettra de jouer dans un plus grand nombre de tonalités, et quelques décennies plus tard on la percera de quelques nouveaux trous munis de clées pour étendre son registre grave.
Au XVIIe siècle, la traversière n’est pas encore, comme le hautbois, un instrument d’orchestre, mais Jean-Baptiste Lully, suivi de près par Reinhard Keiser, lui confie des parties pour accompagner la voix dans quelques-uns de ses opéras. Cependant, et pour encore quelques années, la simple indication de « flûte » renvoie à la flûte à bec, tandis que la traversière se fait souvent appeler « flû-te allemande », une désignation qui garde pour nous son mystère. À cette époque — les cantates de Bach en témoignent —, chaque instrument est utilisé moins pour ses qualités musicales propres que selon les règles d’une symbolique, plus ou moins strictes il est vrai; ainsi, avant d’être employée pour sa seule sonorité, la traversière se subs-titue graduellement à la flûte à bec pour évoquer les événements rattachés à la mort, le souffle étant associé à l’envol de l’âme.
Dans la musique instrumentale, sa vogue s’amorce de façon fulgurante dès la première décennie du XVIIIe siècle. Jacques Hotteterre publie en 1707 ses Principes de la flûte traversière et Michel de La Barre écrit les premières pièces, réunies en suites, qui lui sont exclusivement destinées. Suivront bientôt des compositions dans tous les genres, signées par les musiciens de toute l’Europe. Bien que sur la page titre de nombreux recueils de sonates la traversière soit parfois proposée en remplacement du violon, elle se dote rapidement de son répertoire propre. Elle est aidée en cela par la vogue des instruments champêtres qui sévit à l’époque; à la fois simple et extrêmement raffinée dans ses possibilités expressives, la traversière répond à ce goût pour l’univers des bergers et pour tout ce qu’il évoque, dans l’imaginaire du temps, de tendresse, de grâce et d’ingénuité naturelles.
Sachant tirer parti des légères inégalités sonores découlant des doigtés nécessaires pour produire les demi-tons, de très grands virtuo-ses écriront, souvent pour leur propre usage, d’innombrables sonates et concertos, comme John Lœillet, comme Michel Blavet ou comme Johann Joachim Quantz, professeur de Frédéric II et auteur de l’Essai sur la manière de jouer de la flûte traversière, un des plus remarquables traités musicaux de tous les temps. D’autres, tels Bach et Vivaldi, lui confient des partitions au gré de leurs rencontres avec des flûtistes souvent fort habiles ou, comme Telemann, profitent simplement de sa vogue pour proposer aux amateurs de talent les fruits de leur art.
Les Fantaisies de Telemann
La musique pour instrument mélodique sans accompagnement a toujours été très rare. Pour ce qui est de l’époque baroque, on pense bien sûr aux sonates et partitas pour violon seul et aux suites pour violoncelle seul de Bach, ou encore, beaucoup moins connues, aux pièces pour flûte à bec de Jacob van Eyck. Les ins-truments à cordes permettent l’émission de sons simultanés ainsi que d’accords, plus ou moins arpégés, et Bach a réussi à composer de véritables fugues pour violon. Ce n’est cependant pas le cas de la flûte, instrument qui ne produit qu’un son à la fois.
Dans son immense production de musique de chambre, on ne sera pas étonné que Telemann se soit attaqué à la difficulté que représente l’écriture pour flûte seule; il publie ses Douze Fantaisies pour flûte sans basse au plus tard en 1732, quelques années avant ses Fantaisies pour violon seul. Peut-être composées dans un but didactique, comme la succession de leurs tonalités pourrait le laisser supposer, ces Fantaisies n’ont pas de forme stricte. Ainsi le nombre de leurs mouvements est très variable: certaines sont de courtes sonates da chiesa, tandis que d’autres comportent des sections enchaînées. Et cette liberté se remarque également dans le caractère franchement improvisé de certains mouvements introductifs.
Bien qu’à l’époque la mélodie se présente comme le principal moyen de l’expression musicale, Telemann ne se contente pas ici de miser sur le simple intérêt mélodique ou sur la variété rythmique. Ses Fantaisies pour flûte illustrent avant tout une des données premières de l’esthétique baroque, car, aux limites des possibilités techniques de l’instrument, c’est de l’illusion qu’elles nous offrent. Comme pour se jouer de la solitude consentie, Telemann, dans une sorte de trompe-l’oreille — comparable au trompe-l’œil pictural si populaire à l’époque —, fait tout pour qu’on entende non pas une mais deux flûtes. Cette fausse polyphonie est obtenue par l’alternance rapide de notes et de courts motifs dans l’aigu et le grave, et par des jeux de questions et de réponses qui évoquent une conversation entre différents caractères ou encore un dialogue intérieur. Et, phénomène typique du baroque, l’illusion est d’autant plus saisissante que l’auditeur sait qu’elle résulte de l’ingéniosité du compositeur, le plaisir et l’émerveillement découlant justement pour lui de se savoir trompé!
Admiré sans réserve par Quantz, qui cite ses Fantaisies en exemple, et surpassant même les compositions de plusieurs flûtistes virtuoses de son temps, Telemann nous a laissé une des musiques les plus inventives et des plus originales de tout le répertoire de la flûte.
© François Filiatrault
« Le but de la musique est de tantôt exciter les passions et tantôt de les apaiser […] Le flatteur s’exprime par des notes coulées, qui montent ou descendent par degré; le gai exige des tremblements nettement finis, des mordants et une exécution badine. Le hardi se représente par des notes dont les premières sont précipitées. Le majestueux se fait sentir par des notes longues […] Une bonne expression ne doit pas moins être diversifiée. Il faut y entretenir continuellement le clair et l’obs-cur. Car on ne touchera en vérité pas, si l’on exprime tous les tons de la même force ou de la même faiblesse et si l’on joue, pour ainsi dire, toujours dans une même couleur, et que l’on ne sache pas relever et modérer le son à temps. Il faut donc observer un changement continuel du forte et du piano. » —Johann Joachim Quantz, Essai sur la manière de jouer de la flûte traversière, 1752.
« On sait que les poétiques baroques cherchent l’illusion et l’émerveillement, et que la première est le moyen du second. Mais désormais on sait aussi que l’illusion, fait psychologique autant que [sensoriel], n’est pas tant le prolongement que le changement d’une condition normale et que cette altération cause un choc émotif, un émerveillement. » —Giulio Carlo Argan, L’Europe des capitales, 1964..