Georg Philipp Telemann (1681-1767) fut un compositeur incroyablement prolifique : le catalogue de ses œuvres dépasse ceux de Bach et de Handel réunis ! Sur les quelques 135 concertos de Telemann qui nous sont parvenus, on dénombre une soixantaine de concertos pour un seul instrument, une quarantaine d’autres pour deux instruments solistes et une quinzaine pour trois ou quatre solistes. Les autres concertos sont écrits pour orchestre à cordes. De ce nombre, il y a une vingtaine de concertos qui sont écrits pour la flûte traversière, et une douzaine d’autres qui le sont pour la flûte à bec.
À la Renaissance, l’essor de la pensée humaniste dans les couches sociales cultivées (influence primordiale du livre de Baldassare Castiglione Il Libro del Cortegiano « Le Livre du Courtisan », 1528) fit de la pratique musicale une activité essentielle pour toute personne de qualité. De plus, l’invention de l’imprimerie musicale, dans les premières années du XVIe siècle, favorisa l’accessibilité et la diffusion d’un riche répertoire, tant vocal qu’instrumental. Les nombreuses méthodes pour apprendre les instruments les plus variés rendirent abordables les principes de base de la pratique instrumentale, quelques-unes dévoilaient même certains procédés jusque-là jalousement gardés secrets par les musiciens professionnels. Un immense marché de musiciens amateurs était en train de se développer.
À cette époque, la flûte à bec devint un instrument très populaire. Les plus anciennes flûtes qui nous sont parvenues datent de la fin du XIVe siècle. Malgré une grande variété de facture, la flûte à bec de la Renaissance se caractérise par sa perce cylindrique, par ses trous plutôt larges et par l’évasement de son extrémité inférieure (le pavillon). L’instrument possède une tessiture moyenne d’une octave et demie. Il est fait d’une seule pièce, parfois de deux. Sa sonorité douce et diffuse convenait parfaitement à l’exécution d’une voix dans une œuvre polyphonique, au sein d’un ensemble instrumental formé d’instruments variés ou encore dans un ensemble de flûtes à bec de différentes tailles (les plus courantes sont soprano, alto, ténor et basse).
Dès le début du XVIe siècle, la flûte à bec fit partie de la panoplie d’instruments que devait maîtriser le musicien professionnel d’instruments à vent, avec la chalemie, le cornet, la trompette, la saqueboute et le cromorne. Ces musiciens étaient le plus souvent rattachés au service d’une cité.
Au tournant du XVIIe siècle, l’avènement du style baroque, centré sur la monodie accompagnée, imposa aux facteurs d’instruments de trouver des solutions aux problèmes techniques qui étaient soumis aux instrumentistes par les exigences de la nouvelle esthétique. Si ce furent les luthiers italiens qui portèrent l’art de la fabrication du violon à sa perfection, ce furent les facteurs français qui apportèrent les améliorations les plus significatives à la production des instruments à vent.
Les spécialistes considèrent aujourd’hui que les premières flûtes à bec « baroques » sortirent vers 1670 des ateliers des Hotteterre, une célèbre famille de musiciens et de facteurs d’instruments. L’instrument comporte trois sections : le bec, le corps central et le corps inférieur, à travers lequel est percé le dernier trou, dont l’angle peut maintenant être ajusté selon la longueur du petit doigt du musicien. La perce est conique, ce qui donne un son plus riche et plus sonore et ce qui facilite le jeu dans le registre aigu. Sa tessiture s’étend sur deux octaves. La flûte à bec alto (en fa) fut de loin la plus utilisée comme instrument soliste.
La flûte à bec demeura jusqu’au XVIIIe siècle un instrument très populaire auprès des musiciens amateurs. Quant aux musiciens professionnels, ce sont surtout des hautboïstes qui avaient la charge de jouer les parties de flûte à bec dans l’orchestre.
Les plus anciennes représentations de la flûte traversière se retrouvent sur des enluminures et sur des ivoires des Xe et XIe siècles. A l’instar de la flûte à bec, la flûte traversière de la Renaissance est formée d’une ou deux pièces et est dotée d’une perce cylindrique. Son embouchure est étroite. Contrairement aux autres instruments à vent, qui partagent un doigté similaire, celui de la flûte traversière lui est propre. Ce fut dans les années 1530 que la flûte traversière, appelée flûte d’Allemagne en France, commença à gagner en popularité auprès des musiciens amateurs.
Tout comme pour la flûte à bec et le hautbois, ce furent les Hotteterre qui auraient conçu, vers les années 1670-1680, un nouveau type de flûte traversière. Le nouvel instrument possède trois sections. Sa perce est conique et sa tessiture couvre maintenant deux octaves (deux octaves et demie au XVIIIe siècle). L’embouchure plus large permet un meilleur contrôle de l’émission du son , élargissant ainsi la palette expressive de l’instrumentiste. Plus tard, vers 1720, le corps central de l’instrument, percé de six trous, est divisé en deux parties, la partie supérieure étant disponible en assortiment de cylindres de longueurs variées. Ces corps de rechange permettent d’allonger ou de raccourcir la longueur de la flûte, afin d’accorder l’instrument selon les nombreux diapasons en usage à l’époque. Les diapasons qui étaient utilisés variaient non seulement d’un pays ou d’une ville à l’autre, ils pouvaient changer à l’intérieur même des murs de le cité (diapason d’église)! Le diapason des instruments qui nous sont parvenus varie de la 350 à la 500… Il devient aussi possible de faire passer la note fondamentale de l’instrument de ré à mi bémol, ce qui donne au compositeur l’opportunité d’utiliser de nouvelles tonalités.
À partir des années 1710-1720, le goût des amateurs se modifia et la flûte traversière gagna leur faveur. Malgré le fait que des méthodes de flûte à bec seront publiées jusque vers 1780, la popularité de cet instrument déclina tout au long du XVIIIe siècle. Nul doute, l’immense prestige d’un souverain comme Frédéric II le Grand (1712-1786), un amateur passionné de la flûte traversière, contribua à propager la ferveur envers ce bel instrument.
Paradoxalement, à la fin du XVIIe siècle la flûte d’Allemagne était beaucoup plus populaire en France… qu’en Allemagne ! C’est au cours de la décennie 1710-1720 que l’usage de la flûte traversière française se répandit en Allemagne. Les deux concerti grossi enregistrés sur ce disque ont été composés entre 1712 et 1721, soit durant les années que Telemann passa à Francfort, ce qui démontre qu’il s’est intéressé très tôt aux multiples possibilités techniques et musicales de cet instrument.
Si le style de Telemann peut parfois paraître éclectique, c’est que ce dernier s’efforçait de répondre aux goûts de ceux pour qui il écrivait ses œuvres et qui provenaient tout autant de la noblesse et de l’aristocratie que de la bourgeoisie montante. Que ce soit pour les divertissements de cour ou pour les innombrables concerts publics qu’il organisa, Telemann eut toujours en tête non seulement le plaisir des auditeurs, mais aussi celui des interprètes. En effet, bon nombre de ses concertos furent destinés à alimenter les multiples collegia musica (ensembles de musiciens amateurs) qu’il fonda dans toutes les villes où il oeuvra. Il est facile d’imaginer que Telemann tenait compte du degré d’habileté du soliste à qui un concerto était destiné, que ce dernier ait été un amateur chevronné ou un virtuose de passage.
Tout au long de sa très longue carrière, Telemann, un homme à l’insatiable curiosité, se tint à l’affût de toutes les nouveautés et les intégra ingénieusement à son propre langage musical. Langage qu’il forgea à partir d’un amalgame d’éléments français (élégance et clarté), italiens (expressivité et sens de la mélodie) et allemands (contrepoint), auxquels il ajouta volontiers quelques éléments empruntés à la musique polonaise dont il aimait tant la « véritable beauté barbare ». Ce besoin de concevoir un langage musical à partir de ce chaque nation avait de meilleur à offrir est typique de la mentalité allemande de l’époque, ce que Quantz appelait le « goût allemand ».
La démarche esthétique de Telemann le situe parmi les principaux représentants du style galant. Comme bien des compositeurs de son époque, il entra en réaction contre certains aspects du style baroque : la rhétorique parfois pompeuse et emphatique, le contrepoint savant, les longues phrases sinueuses. Au contraire, ce furent la simplicité et le naturel, guidés par le bon goût, qui inspirèrent ces compositeurs. Ceux-ci accordèrent la primauté à une ligne mélodique chantante et élégante, aux thèmes bien découpés en incises courtes, soutenues par un accompagnement léger.
Autodidacte, Telemann composa ses premiers concertos vers 1708-1709, sans doute influencé par les concertos de Torelli ou d’Albinoni, les « pères » du concerto, œuvres dans lesquelles la répartition des soli et des tutti était encore plus ou moins formalisée. L’Estro armonico op.3 de Vivaldi, paru à Amsterdam en 1711, eut l’effet d’un véritable raz-de marée, imposant un peu partout en Europe le concerto à ritournelle (à refrain) comme modèle du genre. De nombreux mouvements rapides de concertos de Telemann s’inspirèrent de ce modèle (ou encore de celui du rondeau français, une autre forme à refrain), mais souvent avec une liberté dans le traitement des idées musicales et dans la succession des tonalités qui en firent éclater les cadres, plus définis chez Vivaldi.
Du point de vue de la forme, Telemann adopta rarement la succession en trois mouvements (vif-lent-vif) des maîtres italiens. Le compositeur préféra la structure en quatre mouvements (lent-vif-lent-vif) héritée de la sonata da chiesa. Il n’est pas rare que le deuxième mouvement soit écrit dans un style fugato, comme dans la sonate d’église. Dans ce cas, l’écriture contrapuntique est moins dense (par rapport à
Telemann chercha constamment à explorer toutes les possibilités techniques et expressives de chaque instrument. Il se démarqua également par son goût marqué pour les combinaisons sonores qui
Le Concerto grosso en mi mineur pour deux flûtes traversières et violon (TWV 53 :e 1) est une œuvre tout à fait originale. Formellement, il procède à la fois du concerto grosso (parties solistes des flûtes) et du concerto de soliste (violon solo). Curieusement, sauf à quelques exceptions près, les flûtes et le violon ne concertent pas ensemble. Le plus souvent, les couplets réservés au violon alternent avec ceux qui sont destinés aux flûtes. Certains couplets sont accompagnés par la basse continue traditionnelle (clavecin et violoncelle), d’autres le sont par les cordes (violons I et II, alto). Il faut noter le style fugato de l’Allegro, ainsi que la carrure typique des danses populaires dans le Presto.
Le Concerto en la mineur pour flûte à bec et viole de gambe (TWV 52 :a 1) fut probablement composé vers 1725-1735. Le compositeur réussit un tour de force en établissant un dialogue parfaitement équilibré en deux instruments si différents. Il exploite au maximum toutes les possibilités du registre aigu de la viole de gambe. Ce concerto peut résumer à lui seul l’esprit cosmopolite de Telemann. Le Grave est empreint d’une solennité toute française et l’Allegro qui suit possède une exubérance bien italienne. Le mélancolique Largo, confié aux deux solistes et à la basse continue, a les accents d’une mélodie allemande. La ritournelle de l’Allegro final tourbillonne aux rythmes d’une danse polonaise.
L’une des œuvres les plus célèbres de Telemann est certes le Concerto en mi mineur pour flûte traversière et flûte à bec (TWV 52 :e 1). Cette combinaison sonore inusitée est unique dans l’œuvre du compositeur et probablement dans tout le répertoire. Pourtant, le résultat est des plus séduisants : Telemann arrive à créer des couleurs sonores inouïes qui auraient été impossible à créer avec deux flûtes traversières ou avec deux flûtes à bec. Le moment fort du concerto est sans doute le second Largo, qui est l’un des mouvements les plus profondément expressifs de Telemann. Une brève introduction, réservée à l’orchestre, fait entendre un violon solo. Puis la flûte à bec prend la parole, rejointe un peu plus loin par la flûte traversière. S’ensuit une véritable conversation en musique, soutenue par les pizzicati des cordes. La première partie est reprise en guise de conclusion.
Telemann avait la réputation d’être un excellent joueur de flûte à bec. Est-ce pour lui-même qu’il a écrit le flamboyant Concerto en fa majeur (TWV 51 :F 1) ? Aucun document ne vient étayer cette thèse, mais l’idée reste attrayante … Toujours est-il que ce concerto exige de l’interprète un totale maîtrise de son instrument. Telemann n’hésite pas à explorer toutes les possibilités techniques et expressives de l’instrument, faisant fréquemment appel aux notes extrêmes du registre aigu. À l’élégance française de l’Affettuoso, font suite les cascades de notes de l’Allegro. Une improvisation à la flûte seule introduit le mélancolique Adagio. Seule la basse continue accompagne la flûte à bec. Dans Menuett 1, la flûte joue à l’unisson avec les violons I, alors qu’elle redevient soliste dans le Menuett .
C’est une atmosphère différente qui émane du Concerto grosso en si mineur pour deux flûtes traversières et basson (TWV 53 :h 1) qui, mettant de côté la folle virtuosité, se concentre sur le charme et les plaisirs simples de la musique. Tout au long de l’œuvre, les sonorités chaleureuses du concertino, formé des flûtes et du basson seuls (sans le clavecin), font un contraste des plus agréables avec celles du tutti orchestral, dans un subtil jeu d’ombres et de lumières. Au bercement de l’accompagnement du basson, répond l’homorythmie de celui de l’orchestre.
Composé vraisemblablement vers 1712-1721, le Concerto en si bémol majeur pour deux flûtes à bec (TWV 52 :B 1), dont les quatre mouvements sont plutôt brefs, fut également conçu sous le signe de la simplicité. Compte tenu de la brièveté des mouvements, il ne faut pas s’étonner que les section pour solistes se résument à quelques mesures. Dans ces sections, les flûtes à bec sont accompagnées par la basse continue. Dans les tutti, les flûtes doublent les violons.
© Mario Lord, 2005